La décision de l’administration américaine d’éliminer le général iranien Qassem Soleimani lors d’une frappe de drone crée un précédent préoccupant susceptible d’inspirer d’autres États, estiment plusieurs spécialistes.

À défaut de justifier de manière crédible leur action sur le plan légal, les États-Unis n’auront guère de latitude pour critiquer d’autres pays qui décideraient de les imiter à l’avenir, prévient Jennifer Gibson, avocate de l’ONG britannique Reprieve.

« Comme gouvernement, vous ne pouvez pas dire à un autre gouvernement : “J’ai le droit de le faire, mais vous n’avez pas le droit” », souligne Mme Gibson, qui surveille de près l’évolution des pratiques américaines dans ce domaine.

L’attaque contre le militaire iranien reflète, dit-elle, le fait que le pays est engagé juridiquement depuis plusieurs années sur une « pente glissante » avec son programme de drones.

Les assassinats ciblés, relève Mme Gibson, devaient initialement toucher des acteurs non étatiques engagés dans des activités terroristes à partir de territoires théoriquement inaccessibles aux forces américaines.

S’il avait indubitablement beaucoup de sang sur les mains, Qassem Soleimani était un haut responsable étatique d’un pays avec lequel les États-Unis ne sont pas officiellement en guerre et qui circulait dans un pays tiers, précise la militante.

Justifications changeantes

Chris Woods, journaliste et auteur britannique qui documente depuis des années les frappes de drones américaines, note que les explications avancées à ce jour par l’administration Trump soulèvent d’importantes interrogations.

Le gouvernement a notamment fait valoir, dit-il, qu’il s’agissait d’une forme de vengeance pour des actions de l’Iran planifiées par un haut responsable du pays.

« Est-ce que les États-Unis disent, du même coup, que d’anciens commandants ou des civils américains engagés dans la guerre en Irak pourraient être visés de cette façon ? », demande-t-il à titre théorique.

Je ne pense pas que les États-Unis resteraient assis à ne rien faire si un pays comme la Chine ou la Russie s’avisait de lancer une attaque de drone contre un représentant officiel d’un État dans un pays tiers.

John Bellinger, analyste du Council on Foreign Relations

Il est crucial, pour éviter que la mort de Qassem Solemaini n’inspire d’autres pays, que l’administration réussisse à établir la légalité internationale de son action et précise le cadre étroit dans lequel elle s’inscrit.

La seule avenue crédible pour y parvenir au regard du droit international, selon M. Bellinger, est de démontrer que le militaire iranien représentait une menace « imminente » pour les États-Unis.

« Malheureusement, l’administration a dit tout et son contraire à ce sujet depuis une semaine », relève le chercheur.

Inquiétudes démocrates

La question préoccupe les élus démocrates américains, qui ont vertement critiqué les justifications avancées au Congrès par la Maison-Blanche.

La première déclaration du Pentagone n’évoquait pas le caractère imminent de la menace représentée par le militaire iranien, qui était bien connu des autorités américaines.

Le président lui-même a évoqué ses actions passées avant d’affirmer à la fin de la semaine que Qassem Soleimani préparait activement de nouvelles actions contre des ambassades américaines, en Irak et ailleurs.

Lors d’une conférence de presse, vendredi, Mike Pompeo, chef de la diplomatie américaine, a dit que le puissant général prévoyait des attaques contre « des infrastructures américaines, dont des ambassades américaines, des bases militaires, des installations américaines à travers la région ».

« Nous avions des informations précises sur une menace imminente », a indiqué le secrétaire d’État, après avoir détaillé de nouvelles sanctions économiques contre l’Iran.

Selon M. Bellinger, la notion d’« imminence » laisse une certaine latitude à l’administration et ne signifie pas qu’une attaque était prévue dans les heures, voire les jours suivants. La preuve reste néanmoins à faire, dit-il.

Mme Gibson note que le gouvernement américain, qui a lancé des milliers de frappes de drones dans des pays avec lesquels il n’est pas officiellement en guerre, utilise souvent la notion de menace imminente pour tenter d’étayer la légalité de ces actions.

Instauré sous George W. Bush à la suite des attentats du 11 septembre 2001, ce programme d’assassinats ciblés a connu une expansion considérable sous Barack Obama avant d’être pris en main par Donald Trump.

Chris Woods note que le nouveau chef d’État n’a pas véritablement intensifié le programme, mais plutôt révisé les cibles prioritaires et réaffecté les ressources disponibles en conséquence.

Les frappes se font rares dans les zones tribales pakistanaises, qui étaient autrefois l’une des zones les plus touchées. Elles ont au contraire fortement augmenté au Yémen et en Somalie, où les shebab, des miliciens islamistes se réclamant d’Al-Qaïda, sont frappés de plein fouet.

Dimanche dernier, alors que l’attention internationale était tournée vers la crise irano-américaine, un commando shebab a mené un raid audacieux au Kenya pour frapper des appareils aériens utilisés dans la collecte de renseignements et le ciblage des drones.

Relancer le débat

Mme Gibson espère que les questions juridiques soulevées par la mort de Qassem Soleimani vont ranimer le débat sur le programme de drones américain.

À défaut d’accroître le nombre de frappes, l’administration Trump a révisé les règles établies par son prédécesseur en fin de mandat, élargissant les critères menant au choix de cibles potentielles tout en réduisant l’importance accordée aux victimes civiles, dit-elle.

La Maison-Blanche a également refusé certaines mesures de reddition de comptes au Congrès, complexifiant du même coup l’analyse de l’impact du programme et l’identification de dérives potentielles.

Faute de pouvoir forcer la main de l’administration devant les tribunaux américains, où la notion de « secret d’État » a été utilisée efficacement à plusieurs reprises pour bloquer toute procédure, Reprieve a appuyé au cours des dernières années des poursuites contre des pays alliés des États-Unis qui soutiennent directement ou indirectement ses frappes de drones.

Un tribunal allemand a notamment avisé plus tôt cette année les autorités locales qu’elles devaient s’assurer de la légalité des frappes américaines organisées en partie à partir de la base locale de Ramstein.

La cour a notamment souligné que les États-Unis avaient plusieurs fois affirmé agir en vertu de leur droit à l’autodéfense face à une menace « imminente » alors qu’il n’y avait pas de danger immédiat évident.

« Il s’agissait de l’une des premières fois qu’un tribunal se penchait sur la légalité du programme », relève Mme Gibson, qui espère ramener les discussions à ce sujet au premier plan aux États-Unis.

« On préférerait que les élus fassent leur travail et surveillent le gouvernement. Mais s’ils ne le font pas, les tribunaux peuvent aider à obtenir justice pour les victimes », dit-elle.