En réponse à « Nous avons besoin de la socio⁠1 » de Marie-France Bazzo

Dans sa dernière chronique, Marie-France Bazzo a réclamé que la société fasse une plus grande place aux sociologues et aux autres professionnelles et professionnels issus des « sciences molles », allant même jusqu’à proposer la création d’un poste de « sociologue en chef du Québec ».

Je ne peux qu’abonder dans le même sens qu’elle, voire renchérir en ajoutant qu’il nous faudrait accorder davantage d’espace en général à tous ceux et celles qui réfléchissent le monde, dans les deux sens du terme : « réfléchir » comme dans « penser, analyser, songer, se questionner » et comme dans « renvoyer l’image, réverbérer, refléter ». Or, force est de constater que c’est exactement l’inverse qui semble se produire à l’heure actuelle.

Titulaire d’une maîtrise en création littéraire et d’une seconde en traduction, je travaille dans le milieu littéraire et culturel depuis environ 15 ans. Au fil de ma carrière, j’ai porté de multiples chapeaux : romancière, nouvelliste, performeuse, animatrice, traductrice littéraire et pragmatique, tutrice de français, chargée de cours en création littéraire et en traduction à l’université, directrice littéraire, réviseure, rédactrice, journaliste, blogueuse – et la liste serait encore longue. En plus de mener de front ma carrière d’écrivaine, j’ai mis mon expertise des mots au service de différents projets et de plusieurs causes.

J’ai reçu des prix et des bourses, fait partie de jurys d’évaluation, participé activement à la vie littéraire en m’impliquant dans des comités et conseils d’administration. Malgré tout ça, en ce moment, je fais face à un immense creux de vague, sans doute le pire que j’ai dû affronter jusqu’ici en tant que travailleuse autonome.

Devant moi : du beau gros rien. Dans quelques semaines, je n’aurai plus aucun engagement à mon agenda. Malgré la multitude de perches que j’ai tendues au cours des dernières semaines, aucun contrat en vue.

On pourrait croire que ma situation est circonstancielle et isolée, mais malheureusement, il n’en est rien. Plusieurs amies, amis et collègues m’ont avoué vivre une situation similaire. J’ai même une amie sociologue (justement), titulaire d’un doctorat et possédant mille cordes à son arc, qui m’a révélé qu’elle songeait à se trouver un emploi de serveuse ou de commis dans un magasin, car elle n’a fait qu’essuyer des refus dans les derniers mois.

On s’entend : on a besoin de serveuses et de commis, il n’y a absolument rien de mal à occuper de tels emplois. Mais il n’est pas normal que ces postes soient pourvus par des personnes surqualifiées et suréduquées qui ne demandent qu’à mettre leurs connaissances et expertises au service de la population.

Le problème est le même chez mes amis profs de cégep en littérature ou en philo, chez mes amis artistes en tout genre, chez mes amis journalistes pigistes : tous et toutes sont aux prises avec une précarité extrême. Malgré toutes les années d’expérience qu’elles et ils ont derrière la cravate, elles et ils peinent à se trouver du travail et leurs démarches doivent sempiternellement être recommencées. Souvent, eux, elles et moi sommes obligés d’accepter des contrats sous-payés, en nous répétant qu’« un tien vaut mieux que deux tu l’auras ».

Des salaires d’une autre époque

Si, l’automne dernier, mes amis profs au collégial ont réussi à obtenir une amélioration de leurs conditions salariales au terme d’une grève historique, dans le milieu culturel et artistique, les salaires et les honoraires plafonnent depuis des décennies.

On a beaucoup parlé récemment des bourses et subventions qui sont de plus en plus difficiles à obtenir, sans vraiment aborder le fait que les montants de ces bourses n’ont jamais été indexés : ils sont pratiquement les mêmes que lorsque j’ai commencé à écrire de manière professionnelle au milieu des années 2000. Idem pour les tarifs en traduction, qui sont restés coincés à 0,18 $/mot depuis je ne sais plus combien de temps.

Voilà comment on traite ceux et celles qui nourrissent nos esprits, notre culture et notre démocratie, que ce soit en enseignant à nos jeunes, en écrivant des livres, en concevant des pièces de théâtre, en réalisant des reportages ou en nous donnant accès à la parole de penseurs et penseuses venus d’ailleurs.

On ne cesse de leur répéter à quel point leur apport à la société est primordial, mais on leur exige de constamment prouver leur utilité et leur pertinence.

Certaines et certains seront sans doute tentés de me répondre que je n’ai qu’à me trouver « une vraie job ». Je leur répondrai que j’ai essayé – hier encore, j’ai postulé pour un emploi dans la fonction publique. En vérité, j’ai peu d’espoir qu’on me convoque en entrevue, car aucune de mes démarches similaires n’a porté ses fruits. J’en ai conclu que mon curriculum vitæ était trop atypique pour qu’on le prenne en considération – ah ! toutes ces petites cases dans lesquelles je n’entre pas !

J’accepterais de mettre mes rêves artistiques de côté si je pouvais ainsi être assurée de pouvoir nourrir et loger convenablement ma famille, mais cette solution s’avère moins facile et accessible qu’il n’y paraît.

Pendant que je dois gérer le stress lié à cette situation, je n’ai pas l’espace mental pour créer. Pourtant, tout ce que je demande, c’est de contribuer à la société. Et la meilleure manière pour moi de le faire, c’est par l’écriture et tout ce qui en découle. Je n’irai pas jusqu’à réclamer la création d’un poste d’« écrivaine en chef du Québec », j’ai appris à nourrir des rêves réalistes, mais exiger de simplement avoir le droit de travailler et de vivre dignement, est-ce si exagéré ?

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