(Cannes) Il fallait bien qu’une polémique marque ce 72e Festival de Cannes. Elle est arrivée au dernier jour, de manière frontale, par le truchement d’Abdellatif Kechiche. Mektoub, my Love : intermezzo, deuxième volet d’une trilogie semi-autobiographique du cinéaste du sulfureux La vie d’Adèle (Palme d’or 2013), contient une scène de cunnilingus explicite – d’une durée de 13 minutes – ainsi que trois heures de plans serrés sur des postérieurs féminins en mouvement.

Dans la foulée de l’initiative #metoo et des accusations d’agression sexuelle contre le cinéaste, déposées en octobre dernier par une femme de 29 ans, le film a vivement fait réagir la presse à Cannes hier.

« Je trouve votre question déplacée et imbécile. On est dans un festival de cinéma, on parle de cinéma », a rétorqué Abdellatif Kechiche à une question au sujet des accusations auxquelles il fait face, à l’occasion d’une conférence de presse particulièrement tendue. « Je ne suis pas au courant d’une quelconque enquête, j’ai la conscience tranquille au niveau des lois », a-t-il ajouté.

Le cinéaste franco-tunisien reprend là où il nous avait laissés avec son sixième long métrage, Mektoub, my Love : canto uno, présenté en 2017 à la Mostra de Venise (et toujours inédit au Québec). En septembre 1994, de jeunes vacancières intègrent un groupe d’amis d’enfance, dont plusieurs ont des origines tunisiennes, dans la ville de Sète. Ils sont jeunes, ils sont beaux et ils ont très envie de faire la fête.

Le deuxième acte de cette trilogie librement inspirée du roman La blessure, la vraie de François Bégaudeau (Entre les murs) s’ouvre sur un gros plan serré sur les fesses d’une jeune femme et se termine par un autre plan serré sur les mêmes fesses. Entre les deux, le cinéaste varie les plans, s’intéressant aux fesses des unes et des autres, qui se dandinent dans une boîte de nuit.

PHOTO FOURNIE PAR PATHÉ

Scène de Mektoub, my Love : intermezzo, d’Abdellatif Kechiche

J’oubliais presque… Il y a aussi une discussion sur ce qu’est un « beau cul » : plus bombé ou plus musclé ? Abdellatif Kechiche, on ne peut le nier, a de la suite dans les idées. Et, à n’en point douter, une obsession pour les silhouettes callipyges.

Mektoub, my Love : canto uno commençait aussi par une scène de sexe torride mettant en vedette une actrice jusqu’alors inconnue, Ophélie Bau. Mektoub, my Love : intermezzo la filme de nouveau en tenue d’Ève et sous toutes ses coutures, cette fois pendant les multiples contorsions d’une scène de sexe oral plus crue – et moins simulée – que celle de La vie d’Adèle (rappelant la fellation de Chloë Sevigny sur Vincent Gallo dans Brown Bunny, qui avait aussi fait scandale à Cannes). Le partenaire de jeu d’Ophélie Bau, Roméo De Lacour, est aussi le compagnon de la comédienne à la ville. Ceci expliquant un peu cela.

Ophélie Bau n’a pas assisté à la conférence de presse du film, hier, retenue, semble-t-il, sur un autre tournage. Elle était, la veille, de la montée des marches de la projection officielle, mais n’est pas restée jusqu’à la fin, a rapporté l’Agence France-Presse. Abdellatif Kechiche a refusé de répondre à une question concernant son absence.

Je trouvais déjà Kechiche complaisant dans sa manière de filmer les courbes des jeunes femmes dans le premier film de la trilogie Mektoub, notamment pendant une scène qui m’avait paru interminable dans une boîte de nuit. Je n’avais rien vu ! La même scène se répète… mais pendant trois heures (sur les 3 heures 28) que dure le deuxième acte. Des filles qui font du « twerk » et du « pole dancing » en short et brassière sur de la musique boum-tchika-boum, de tous les angles possibles. Mektoub se traduit par « ce qui est écrit ». Mais comment traduit-on « mononcle qui se rince l’œil » en arabe ?

« Je ne fais pas des films pour répondre à des critiques, mais en réaction à une époque, a déclaré Kechiche hier, visiblement irrité par l’accueil glacial réservé à son film. Je voulais être dans la position du peintre et passer de l’impressionnisme au cubisme. »

PHOTO SÉBASTIEN BERD, AGENCE FRANCE-PRESSE

Mektoub, my Love : intermezzo est le deuxième volet d’une trilogie semi-autobiographique d’Abdellatif Kechiche.

« J’ai voulu montrer ce qui me fait vibrer, des corps. […] Quand on lève les yeux à Paris, on voit beaucoup de fesses, de statues. On les voit en contre-plongée et j’ai essayé de filmer de la même manière. Je me suis inspiré des couleurs de Picasso. »  — Abdellatif Kechiche, réalisateur de Mektoub, my Love : intermezzo

Le naturalisme a fait la force du cinéma Kechiche, et même du premier volet de la trilogie. Cette vérité qu’il arrive à saisir chez ses personnages est précieuse. Cette fois-ci, il verse dans l’excès et la caricature. Et il teste la patience et la bonne foi de son public. Je suis moi-même, depuis ses débuts, un inconditionnel du cinéaste de La graine et le mulet. Mais ce film, qui n’a pas encore de générique de fin et qui devait durer quatre heures, nous avait annoncé le Festival, est l’équivalent d’une provocation de Gaspar Noé filmée par les frères Dardenne.

Cet intermède est, à la décharge du cinéaste, une œuvre sans concession. Une étude sur une jeunesse qui « se grouille le cul », littéralement. Kechiche filme un microcosme de la société française, à travers ces oiseaux de nuit, et s’intéresse aux dynamiques changeantes du plancher de danse, en « temps réel ». Les secrets qui se livrent au bar, alors que l’alcool a délié les langues. Les stratégies de séduction qui s’imposent, les alliances qui se devinent, les jalousies aussi. Ce n’est pas inintéressant. Mais un peu plus de dialogues – et moins de fesses ! – n’aurait pas nui au récit.

Il y a six ans, la Palme d’or à La vie d’Adèle avait aussi fait polémique à sa sortie en raison des conditions de tournage imposées aux actrices Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos (par ailleurs du dernier film de la compétition présenté hier, le troublant Sibyl de Justine Triet, qui met aussi en scène le Franco-Québécois Niels Schneider). J’avais dû interviewer les deux actrices, au moment de la controverse, sans qu’elles aient à croiser Abdellatif Kechiche, sur le même étage d’hôtel. Un trio à ne plus inviter au même cocktail dînatoire…

« Je ne veux plus répondre à la question de “comment je fais ?” », dit Kechiche, en regrettant la « nouvelle morale » dans nos sociétés. « J’ai vécu trop de choses malsaines par rapport à mon travail avec les acteurs, des rumeurs disant : “Il est méchant”, etc. »

Mektoub, my Love : intermezzo, qui devrait connaître une suite plus conventionnelle, est le plus contemplatif des films d’Abdellatif Kechiche. Malheureusement, ce que le cinéaste contemple surtout, ce sont les fesses des jeunes femmes.

La Palme à Almodóvar ?

Neuf personnes décideront aujourd’hui du palmarès du 72e Festival de Cannes. Neuf personnes aux sensibilités différentes – dont huit cinéastes – sous la houlette d’un maître, Alejandro González Iñárritu. On peut tenter de présumer de ce qu’ils ont aimé, et de ce qu’ils ont moins aimé, mais la vérité, c’est qu’on n’en sait rien. Quiconque prétend le contraire fabule ou prend ses rêves pour des réalités.

Si j’avais toutefois à parier sur un choix consensuel, capable de rallier les troupes autour d’un candidat commun pour la Palme d’or, ce serait Douleur et gloire de Pedro Almodóvar. Je n’ai rencontré personne à Cannes qui n’avait pas aimé, au moins un peu, ce très beau film à forte teneur autobiographique. C’est une ode au cinéma comme les cinéphiles les aiment tant (une thématique récurrente de ce festival).

PHOTO FOURNIE PAR SONY PICTURES CLASSICS

Penélope Cruz dans Douleur et gloire de Pedro Almodóvar

Cela dit, étant un admirateur d’Almodóvar depuis ses tout débuts, je ne trouve pas que Douleur et gloire est un chef-d’œuvre à ranger dans la même catégorie que Tout sur ma mère, Parle avec elle ou Femmes au bord de la crise de nerfs. Mais Almodóvar n’a jamais eu la Palme, « il est dû » – comme on dit – et aucun membre du jury ne peut l’ignorer.

Cette compétition fut certainement de très haute tenue, peut-être la meilleure que j’ai eu l’occasion de suivre depuis mon premier séjour à Cannes, en 2000. J’ai vu beaucoup de très bons films, certains excellents et, chose exceptionnelle, aucun navet (même pas le film de Kechiche qui, malgré tous ses défauts, est une proposition radicale originale).

Mais un vrai coup de cœur, qui m’a transporté et habité pendant des jours ? Pas vraiment. Est-ce parce que les excellents films chassent rapidement les très bons ? C’est possible. Toujours est-il que voilà, pour ce qu’il vaut, mon palmarès personnel de la compétition de ce 72e Festival de Cannes (ce ne sont pas des prédictions, mais des choix) : 

Palme d’or : Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma

Grand Prix du jury : Les Misérables de Ladj Ly

Prix du jury : Sorry We Missed You de Ken Loach

Prix de la mise en scène : A Hidden Life de Terrence Malick

Prix du scénario : Douleur et gloire de Pedro Almodóvar

Prix d’interprétation masculine : Brad Pitt dans Once Upon A Time… In Hollywood

Prix d’interprétation féminine : Léa Seydoux dans Roubaix, une lumière

Sympathique Stallone

PHOTO VALERY HACHE, AGENCE FRANCE-PRESSE

Vêtu d’une chemise à carreaux, de jeans et de bottes de cowboy, Sylvester Stallone a parlé de ses succès, mais aussi de ses échecs, avec beaucoup de franchise et de générosité lors d’une classe de maître donnée dans le cadre du Festival de Cannes.

De la quatrième rangée, plein centre, du Théâtre Debussy, hier après-midi, je m’attendais à entendre un acteur arrogant, vaniteux et – pour être bien franc – un peu con. Une version américaine d’Alain Delon. J’ai plutôt découvert lors de la classe de maître de Sylvester Stallone un homme drôle, lucide, sympathique et plein d’autodérision. Les préjugés qu’on entretient parfois…

Ce fut l’un des événements les plus courus du Festival de Cannes. Il y avait foule devant le Palais des festivals bien avant l’arrivée de l’acteur américain et il fallait jouer du coude pour obtenir une place. J’ai été surpris que ce vieux « Sly » suscite encore autant d’intérêt. Il faut dire que la fascination européenne – et en particulier française – pour les vedettes hollywoodiennes même sur le déclin ne s’estompe pas.

Sylvester Stallone était de passage sur la Croisette pour présenter en exclusivité des images de Rambo V : Last Blood, ainsi qu’une version restaurée de Rambo : First Blood (1982) du Canadien Ted Kotcheff. « Il ne faut pas attendre que les gens ne soient plus là pour leur dire qu’on les admire », a déclaré le délégué général du Festival, Thierry Frémaux. Sylvester Stallone, qui garde la forme, n’a pourtant que 72 ans…

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Sylvester Stallone était de passage sur la Croisette pour présenter en exclusivité des images de Rambo V : Last Blood.

Vêtu d’une chemise à carreaux, de jeans et de bottes de cowboy, Stallone – dont le visage bronzé fait penser à celui d’un Ben Mulroney remonté – a parlé de ses succès, mais aussi de ses échecs, avec beaucoup de franchise et de générosité. « J’ai eu des échecs, bien sûr, a-t-il déclaré devant une salle comble de 1200 personnes. Le succès rend stupide. L’échec rend plus brillant. »

L’acteur des mythiques personnages des années 80 et 90 Rocky et Rambo a évoqué la paralysie au visage qui l’empêche depuis la naissance de bien articuler les mots. « J’ai su que j’avais un problème quand Arnold [Schwarzenegger] m’a dit que j’avais un accent ! a-t-il ironisé. On devrait ouvrir une école de diction, lui et moi. Si nous, on peut réussir, tout le monde le peut ! » Comme Rocky, il a lui-même souvent été sous-estimé au cours de sa carrière.

« J’ai eu à combattre le préjugé lié aux acteurs de films d’action, voulant qu’on ne sache pas jouer. Certains ne savent pas jouer ! »  — Sylvester Stallone

Il a écrit le scénario de ce film mettant en vedette un boxeur pauvre et inconnu de Philadelphie qui tient tête contre toute attente au champion du monde Apollo Creed. Rocky a non seulement révélé Stallone, mais a obtenu l’Oscar du meilleur film et celui du meilleur réalisateur en 1976.

« Sur papier, c’était un échec assuré, dit pourtant Stallone. Un film avec un acteur inconnu, qui parle de boxe, à une époque où les films sur la boxe ne faisaient pas recette. On a tourné pendant 25 jours, pour moins d’un million de dollars. On portait nos propres vêtements dans le film ! C’est l’histoire d’un homme isolé, qui trouve une femme et qui renaît. Ce n’est pas un film de boxe. Ç’aurait pu être un boulanger ou un réparateur de vélos. »

Les producteurs ne voulaient pas qu’il incarne lui-même le rôle-titre. « Ils voulaient n’importe qui sauf moi. Burt Lancaster, Ryan O’Neil… Ils auraient préféré un kangourou plutôt que moi ! On ne voulait pas de cet idiot ! L’année précédente, je garais des voitures. Il n’y a rien de mal là-dedans, mais j’étais un nobody. »

Rocky a connu un succès phénoménal, et s’est décliné en plusieurs suites. « On m’a critiqué parce que j’ai fait des suites. Les émissions de télé ne sont-elles pas une succession de suites ? »

« J’étais tellement présomptueux, mais j’ai imaginé Rocky comme une trilogie dès le départ. J’étais naïf. J’ai voulu faire quelque chose d’optimiste. J’ai eu de la chance ! »  — Sylvester Stallone

Sylvester Stallone a toujours refusé que les personnages qui ont fait sa renommée meurent à l’écran. « Chaque fois, Rocky et Rambo devraient mourir, logiquement. Mais je n’arrive pas à l’accepter ! » Il a même négocié avec Ryan Coogler, cinéaste de Creed (et de Black Panther), afin que son personnage fétiche ne meure pas, comme il l’avait prévu au départ.

Non seulement l’homme est un excellent conteur, mais il est également très lucide et humble par rapport à sa carrière. « J’ai toujours su que j’étais limité comme acteur, à cause de mon physique et de ma diction. Je savais ce que je pouvais faire. Dustin Hoffman ne joue pas Rambo et je ne joue pas Tootsie ! »

S’il dit avoir des regrets, c’est à propos de films médiocres et oubliés qu’il a tournés alors qu’il était au sommet de sa gloire. « Comme acteur, j’étais sur le pilote automatique dans les années 80 et 90, admet-il. J’étais bien payé, mon agent s’occupait de tout. Sans m’en apercevoir, j’en ai eu pour huit ans de films merdiques. Mes filles me demandent pourquoi j’ai fait ces merdes. Comment tu penses que j’ai payé tes études ? », dit-il en riant.

C’est un peu par hasard qu’il s’est mis à réaliser des films, lorsque le cinéaste du premier Rocky, John Avildsen, pourtant oscarisé, a refusé de tourner la suite parce qu’il n’aimait pas le scénario. « J’ai trop réalisé de films et je me suis brûlé, admet Stallone. Mais j’aimerais en faire un autre. »

Il raconte avec beaucoup d’humour comment Dolph Lundgren, qui incarnait Ivan Drago, le terrifiant boxeur soviétique de Rocky IV – que Stallone a réalisé –, l’a envoyé à l’hôpital pendant quatre jours d’un coup de poing parce que Stallone tenait à ce qu’il le frappe de toutes ses forces. « Mon cœur a failli arrêter de battre, dit-il. C’était une idée vraiment stupide ! » Le film a été « assassiné par la critique », rappelle-t-il, mais demeure à ce jour le plus populaire de la série.

Stallone a cru que sa carrière était finie après Rocky V, qui fut de son propre aveu « un désastre ». Personne à Hollywood ne voulait ressusciter le personnage. Il a fini par convaincre un studio de produire Rocky Balboa, qu’il a écrit et réalisé en 2006.

« Ce fut un miracle. Le fait saillant de ma vie. Mais j’ai eu plus de difficulté à convaincre des gens d’embarquer qu’en 1976. »  — Sylvester Stallone, à propos de Rocky Balboa

L’autre personnage qui a marqué sa carrière est celui de John Rambo, vétéran du Viêtnam qui souffre d’un choc post-traumatique et devient un loup solitaire dans la forêt. Il a souvent été associé à la droite, depuis qu’il est apparu à l’écran en 1982. « Je suis presque un athée politique, dit Stallone. Je n’avais encore jamais voté à l’époque. Je voulais parler de la situation des vétérans du Viêtnam, qui se suicidaient par dizaines de milliers. Je ne voulais pas faire un film politique. Je ne suis pas assez brillant pour ça ! Ce n’est pas ma force. »

Il s’étonne du reste que des gens lui disent que Rambo est républicain ou que Rocky est de droite. « Rocky était un homme simple de son époque, dit-il. Il était patriotique parce que tout le monde l’était. »

Sympathique, ce monsieur Stallone.