Le cinéma américain a toujours offert, souvent de façon involontairement candide, une fenêtre sur la psyché des États-Unis, comment ce pays se voit, mais surtout comment il ne se voit pas. Or, pour combattre ses démons, encore faut-il les reconnaître. Et rien n'échappe au regard de James Baldwin, l'un des plus brillants esprits sur la question raciale aux États-Unis.

Alors qu'on parle encore de nos jours du manque de diversité à l'écran, qu'on souligne toujours des premières percées pour les Afro-Américains à Hollywood où il a fallu créer le mot-clé #oscarsowhite pour réveiller un peu le monde, il est plus qu'intéressant de lire Le diable trouve à faire de Baldwin. Ce recueil d'essais sur le cinéma, paru en 1976 sous le titre The Devil Finds Work, demeurait inédit en français. Plusieurs extraits ont d'ailleurs été utilisés pour le formidable documentaire I Am Not Your Negro de Raoul Peck, sorti en 2016, finaliste aux Oscars et lauréat du César du meilleur film documentaire. Des extraits puissants, qui nous faisaient voir certains classiques bien autrement, par les yeux d'un écrivain noir ne portant pas les lunettes roses du public blanc.

Quand ce livre est paru en anglais, on peut dire que Baldwin a pété la balloune de beaucoup de cinéphiles en s'attaquant aux clichés raciaux véhiculés dans les films, surtout lorsqu'il analyse des productions pleines de bonnes intentions comme, par exemple, Guess Who's Coming to Dinner ou In the Heat of the Night, mettant en vedette Sidney Poitier, première star afro-américaine du cinéma.

Car s'il est plutôt facile de voir les énormités de The Birth of a Nation ou de Gone with the Wind, ça se corse un peu pour les films qui se veulent progressistes, dans lesquels il voit ses compatriotes être pris au piège d'une légende sur eux-mêmes dont ils n'arrivent pas à se défaire, quand bien même elle est invivable.

«L'incroyable quantité de vernis étalée sur Guess Who's Coming to Dinner a pour but de nous cacher son inertie et son désespoir absolus», écrit Baldwin, à propos de cette histoire d'amour entre un Noir et une Blanche qui veulent se marier et doivent convaincre leurs parents. «Un Noir ne peut rien faire de ce film, et un frisson nous parcourt l'échine lorsqu'on tente d'imaginer ce qu'en font les Blancs.» Même si 50 ans séparent ce film de The Birth of a Nation, il souligne qu'on y retrouve la « même fidèle servante noire, jouant le même rôle, et prononçant les mêmes répliques», et va jusqu'à cette confrontation quand le fils dit «de façon assez ignoble» à son père: «Tu es un homme de couleur. Moi, je veux juste être un homme.»



Là, Baldwin donne l'heure juste: «Ce qui signifie qu'un homme n'existe qu'au sein du lexique cruellement limité de ceux qui se pensent comme Blancs et qui imaginent par conséquent qu'ils contrôlent la réalité et dominent le monde. Et le fils noir dit cela à son père noir en dépit du fait que lui, le merveilleux docteur, a été contraint de devenir un monstre vivant, l'encyclopédie parlante d'un savoir médical exceptionnel, pour avoir le droit de discuter de son mariage avec une fille blanche.» 

Il ajoute: «Si même le merveilleux docteur doit supporter de tels procès pour pouvoir toucher la femme qu'il aime, que le ciel vienne en aide à ceux qui ont quitté l'école», et rappelle que ce film dit qu'on peut épouser qui on veut, peut-être, en autant qu'on quitte la ville tout de suite après dîner.

Le diable trouve à faire, fascinant recueil de mémoires, très personnel, sur l'expérience du cinéma, rempli d'anecdotes révélatrices (on sent son affection pour Bette Davis) et de réflexions justes, dont l'humour acide masque à peine une douleur, donne beaucoup à réfléchir. Publié dans une maison d'édition d'abord spécialisée dans la production et la distribution de films, le livre aurait eu besoin d'un meilleur travail éditorial (il y a des coquilles), avec une bonne mise en contexte, une préface, et plus de photos auraient été les bienvenues. Mais voilà tout de même un document de James Baldwin qui manquait en français.

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Le diable trouve à faire. James Baldwin. Capricci. 137 pages.

Image fournie par Capricci

Le diable trouve à faire