Le 10e long métrage de Denis Côté, Ta peau si lisse, a été présenté en compétition officielle au Festival de Locarno, puis au Festival de Toronto. Cet essai documentaire contemplatif sur six culturistes québécois prendra l'affiche le 8 décembre. Côté, un habitué des festivals - il a remporté l'Ours d'argent de l'innovation de la Berlinale en 2013 pour Vic + Flo ont vu un ours -, revient d'un voyage de 34 jours où il a présenté son film dans sept festivals et sept pays... avant de repartir d'ici une semaine.

Chaque fois que je te rencontre, tu sembles être entre deux séries de festivals. C'est ton lot ?

C'est sûr qu'en vieillissant, je me confronte à l'opportunité de faire la tournée des festivals. J'ai des hauts et des bas. Il y a des matins où je suis heureux d'être probablement le premier Québécois à présenter un film à Tirana en Albanie, mais il y a des soirs où dans la salle, il y a 21 personnes. J'étais récemment à Vienne, et au souper, il y avait Bruno Dumont qui m'a demandé ce que ça m'apportait d'être là. Je lui ai répondu que je n'avais pas vraiment de public et qu'une simple [séance de questions-réponses] était suffisante pour me donner l'énergie dont j'ai besoin.

Ça donne un sens à ton art ?

C'est peut-être le mot. Pour moi, c'est précieux. J'ai demandé à Dumont s'il avait besoin du public et il m'a répondu : « Pas du tout. » Pour moi, tout ça a un sens. C'est comme l'auteur qui va signer huit exemplaires de son livre dans un salon du livre, mais qui est heureux de rencontrer des lecteurs. Est-ce pathétique, ou ça fait du bien ? La ligne de démarcation est mince. Je n'ai pas de famille, je n'ai pas d'autre travail. Aller voir ailleurs si j'y suis ? Pourquoi pas ?

Tes films sont tournés au Québec, mais ils pourraient être faits ailleurs...

C'est vrai. Ça met beaucoup les choses en perspective de faire des festivals : le cinéma québécois, notre industrie. Mon vieux fond d'ancien journaliste me pousse à poser beaucoup de questions sur les autres façons de faire, ailleurs dans le monde. Je découvre que je suis quand même très bien ici et que je ne rêve pas de faire des films ailleurs. Je découvre ce que sont mes ambitions par rapport à d'autres cinéastes. Ça me sort de mon Québec et ça me replace dans mon Québec. Dans tous les festivals où je suis allé récemment, pour 27 ou 28 projections, il n'y en avait pas une avec plus de 80 spectateurs. C'est correct, mais tu vois ce que je veux dire...

Ça aussi, c'est ton lot...

J'étais au Festival de Bratislava comme invité d'honneur pour donner une classe de maître, et il y a eu entre 30 et 40 personnes ! Tout est relatif. Petits succès, petits échecs...

Ta présence dans les festivals participe à ton rayonnement et au fait que tu es perçu à l'étranger comme l'un des chefs de file du cinéma québécois...

Je suis l'incarnation de « Nul n'est prophète en son pays ». Pas que je sois une vedette à l'étranger !

Tu es bien connu des cercles cinéphiles. Il n'y en a pas tant que ça, des Québécois dont on parle dans les Cahiers du cinéma.

Il y a une forme de respect de mes pairs et de la communauté cinéphile qui fait du bien. Quand je veux me péter les bretelles, je me dis que je n'ai pas un seul film qui n'a pas été présenté dans un festival majeur. Les programmateurs connaissent mon nom. Mais j'ai tout de même l'impression constante que personne n'a vu mes films. Ce qui est assez fatigant !

Tu traînes ce paradoxe depuis toujours. On s'en parlait il y a 10 ans déjà...

Il y a 10 ans, j'avais besoin de reconnaissance. Je la cherchais. J'écrivais moi-même mes propres communiqués pour annoncer ma présence dans le moindre festival. Je cherchais à faire toutes les entrevues possibles, à rencontrer tous les gens qui comptent. Je n'en ai plus besoin, mais je ne suis pas plus célèbre !

Tu as toujours ce désir que les gens, notamment ici, voient davantage tes films ?

Est-ce moi qui fais mal les choses ? Est-ce un problème de curiosité du public ? On pourrait s'en parler longtemps. Je pense qu'il y a une éducation cinéphile qui se perd chez nous. Des profs dans des écoles, plus jeunes que nous, qui ne connaissent pas grand-chose au cinéma. On est quand même dans une ville où l'on fait encore des jokes de 2003 sur Apichatpong Weerasethakul parce qu'on ne sait pas comment prononcer son nom. Il y a une responsabilité des médias aussi. Les gens préfèrent regarder Netflix ? Je ne sais pas. Comme cinéaste, j'ai le luxe de pouvoir me réfugier là où reste cette éducation cinéphile. J'ai arrêté de me battre pour rejoindre la madame de Vaudreuil.

Mais est-ce vraiment pire ici qu'ailleurs ? La cinéphilie est en perte de vitesse partout, non ?

Il y a des poches d'exception, mais c'est assez semblable partout. Ce n'est pas propre au Québec. Je viens d'aller voir trois films aux RIDM [Rencontres internationales du documentaire de Montréal], qui est peut-être notre meilleur festival, et les salles étaient pleines pour des films obscurs. C'est un événement incontournable, chose que le Festival du nouveau cinéma n'est plus vraiment.

Ton parcours est atypique en ce sens que tu alternes entre films à moyen budget et films à très petit budget...

Ça arrive par hasard. Ça ne témoigne pas d'une très grande ambition de ma part, mais j'aime avoir cette liberté. Ça me donne aussi le luxe de dire ce que je pense, parce que j'ai tourné certains films avec mon argent. Ta peau si lisse a coûté 70 000 $. Il a été refusé par les institutions, mais il fait le tour du monde. Ça me donne le droit de dire, par exemple, qu'on produit trop de films. On produit 35 longs métrages par année pour six millions de francophones au Québec. La Finlande, le Portugal ou l'Autriche font de huit à dix longs métrages. On surproduit parce qu'on est six millions dans un océan anglophone et que c'est un réflexe de survie qui est normal. Je suis heureux d'en faire partie ! Mais dans la masse de ce qu'on produit, il y a énormément de films sans aucun intérêt. Ce qui m'agace dans le cinéma québécois, c'est que tous les films sont faits avec le coeur. Ce qui est fait avec la tête est suspect. J'aimerais qu'on soit dans une usine à idées plutôt que dans une dictature de l'émotion. Ce n'est pas pour rien que ces films-là ne voyagent pas.

Qu'est-ce que tu veux dire quand tu dis que tu n'as pas beaucoup d'ambition ?

Jamais un téléphone n'a sonné pour que je fasse de la télé ou de la pub, en 20 ans. Sans doute que je dirais non ! J'ai 44 ans. Est-ce que je vais me lancer dans un projet de série lourde alors que je n'en ai jamais fait ? Je n'ai pas de filet si je ne fais pas de films. Si je n'ai pas d'idée de film, le loyer ne va pas se payer. Je suis extrême champ gauche, je ne me suis pas embourgeoisé, alors j'arrive à payer mon loyer et je suis assez heureux de ma liberté.

Mais l'ambition pour un cinéaste, dans ton esprit, c'est plus d'argent pour faire des films ? Plus de visibilité ? Aller aux États-Unis ?

Je vais te dire : il y a aussi ma santé. Je sais depuis 12 ans que j'ai une maladie dégénérative, que je vais aller en dialyse ou en transplantation, si je ne développe pas autre chose. En 2007, on me donnait trois ans avant la dialyse. Je suis faible. Je suis à 20 % de mes capacités. Ça joue dans mon incapacité de me projeter dans l'avenir. Et je ne parle pas que de cinéma. Acheter une maison, fonder une famille... Je vais de projet en projet. Ta peau si lisse est un de mes films préférés. L'aboutissement de tous mes documentaires-fictions. Rencontrer ces gros gars là, qui détruisent leur corps pour un idéal de beauté pendant que moi, je protège le mien le plus possible, ça installe un dialogue inconscient qui est formidable. La question de la maladie ne me fera jamais imaginer Hollywood. Déménager, les vaisseaux spatiaux, un film de guerre... Je ne suis pas capable de m'asseoir à mon bureau pour écrire une fresque. Mes véhicules, ce sont de plus petits films, que des jeunes peuvent regarder sur leur téléphone s'ils le veulent. J'envoie même des liens Vimeo gratos de mes films à ceux qui m'écrivent pour les voir !