Avec son film Autrui, la réalisatrice Micheline Lanctôt a imaginé une collision frontale entre une jeune femme solitaire et un sans-abri multipoqué. Deux personnages qui s'appuient l'un sur l'autre pour se sortir (un peu) la tête de l'eau. Un film sur l'altruisme, à une époque qui en a grandement besoin.

Micheline Lanctôt le reconnaît. Elle a un faible pour les exclus. Pour tous ces gens qui sortent du cadre, qui ne parviennent pas à entrer dans le moule.

«Je me suis toujours identifié aux gens qui sont exclu, marginaux, dysfonctionnels, dit-elle. Pourquoi on est exclus? Est-ce qu'on s'exclut soi-même? Est-ce que c'est la société qui nous exclut? Moi-même, je ne me suis jamais intégrée avec mes camarades d'école, pour toutes sortes de raisons. J'étais la plus jeune, j'étais une bolée, une chouchou... En poursuivant une carrière artistique, j'étais doublement marginale!»

L'histoire de cette jeune femme dans la vingtaine qui ouvre sa porte à un sans-abri lui a été inspirée par un fait divers rapporté dans les médias français.

Un geste, il faut le dire, hautement improbable dans la société individualiste qui est la nôtre. Micheline Lanctôt nuance: «Ce n'est pas si inimaginable que ça. C'est un des reproches que j'ai eus en financement et en développement. Or, pendant que j'écrivais le scénario, j'ai rencontré une dizaine de personnes qui ont accueilli des sans-abri chez eux. Même si ce n'est pas courant, ça arrive.»

Robin Aubert (Les maîtres du suspense, Miraculum), qui incarne le rôle du sans-abri Éloi, a tout de suite été interpellé par le scénario de Micheline Lanctôt.

«Elle n'a pas voulu décortiquer son passé. Elle a laissé un espace de mystère. Est-ce qu'il a des enfants? Pourquoi il porte une cravate? On ne sait pas. Comme acteur, c'est très intéressant parce qu'on est dans la vérité. Moi, je suis sorti de là transformé. J'ai beaucoup appris de Micheline. Comme cinéaste, j'ai eu l'impression d'être en présence d'un objet précieux. Il y a une force brutale en même temps qu'une grande tendresse dans ce film.»

Combler un vide

Un mois avant le tournage, Robin Aubert a travaillé comme bénévole à la Mission Old Brewery. «Ce n'était pas pour les observer, se défend-il, mais pour être dans l'atmosphère. Je ne voulais pas suivre un itinérant et le copier, mais je voulais être dans cet état-là. Je voulais aider, mais je ne voulais pas leur poser de questions. Mon but n'était pas d'entrer en communication avec eux.»

Le personnage de Lucie, incarné par Brigitte Pogonat, qui travaille entre autres pour une firme de télémarketing, vit elle aussi en marge de la société.

«C'est une jeune femme inachevée, qui ne s'est pas encore construite, précise Micheline Lanctôt. Je le vois chez mes enfants et mes étudiants à Concordia qui ont entre 20 et 30 ans, la maturation est beaucoup plus longue parce que la société est plus compliquée. Ils ont des choix, des opportunités, ils sont envahis par les infos, les opinions, les possibilités. On ne s'en rend pas compte, mais c'est affolant.»

D'une certaine manière, Lucie s'entête à aider Éloi. Un acharnement qui peut être agaçant, fait-on remarquer à la cinéaste. «Tant mieux! répond-elle. C'est ce que je veux. C'est volontaire. C'est un personnage qui est à la limite de l'entêtement et moi, je trouve qu'il y a une grandeur là-dedans. À la fin, cette fille-là est arrivée quelque part et lui aussi. Ils ont fait un bout de chemin ensemble.»

L'altruisme

La jeune actrice qu'on a vue dans La peur de l'eau croit que cet entêtement est directement lié au geste qu'elle fait. 

«Elle finit par se sentir responsable de lui, indique Brigitte Pogonat. Sa vie est aussi un peu vide sans lui. Il amène de l'action. Il y a un côté d'elle qui devient accro à ça. Elle a peur, elle voudrait parfois s'en débarrasser, mais elle n'y arrive pas. À partir du moment où elle lui a ouvert la porte, c'est comme trop tard.»

Paradoxalement, ce film ne sera à peu près jamais vu par des sans-abri, même s'il a été projeté à la Maison du père la semaine dernière. La cinéaste en convient.

«Ce n'est pas un film social sur l'itinérance. C'est un film philosophique qui questionne notre rapport à l'autre. Ce qu'on peut apporter aux autres. C'est un film sur l'altruisme. C'est un grand mot et ça sonne cucul, comme la philanthropie, mais je trouve que nous sommes en déficit d'altruisme aujourd'hui. Il y a peu de solidarité, les gens sont assez isolés dans leurs combats de survie.»

Robin Aubert partage le point de vue de la cinéaste. «Lors de la projection à la Maison du père, il y a un itinérant qui m'a dit: ça représente bien nos deux mondes. On n'est pas capable de communiquer ensemble. C'est une relation presque impossible. Mais dans le film, cette relation est à la fois complexe et intéressante. Parce qu'Éloi et Lucie ont besoin l'un de l'autre, même si ça met mon personnage en maudit...»

Le non-dit

Il y a beaucoup de non-dits dans ce film. «Ce qui était dit, je l'ai enlevé, dit Micheline Lanctôt. Moi, je ne suis pas à l'aise avec les dialogues au cinéma. On parle trop et on bavarde. Pour moi, le dialogue de cinéma doit être lié à l'action. On ne parle pas au cinéma comme dans la vie. Pour moi, c'est important de laisser toute la place à l'image, au cadre, à la lumière, à tout ce qui est visuel.»

Dans un scénario où il y a peu de dialogues et beaucoup de non-dits, le choix des comédiens est un sacré défi. «Ça prend des acteurs habités, précise Micheline Lanctôt. Des acteurs qui ont un monde intérieur. C'est ce qui m'a frappée chez Brigitte et bien sûr chez Robin. C'est le cas d'ailleurs de tous les grands acteurs. Je pense, par exemple, à Isabelle Huppert.»

C'est d'ailleurs en voyant Brigitte Pogonat dans un rôle muet - dans le court métrage Passage - que Micheline Lanctôt l'a remarquée.

«Oui, tout passe par le jeu non verbal, par la tension du regard, confirme Brigitte Pogonat. Il fallait qu'il y ait une connexion avec Robin parce qu'on s'appuie l'un sur l'autre. Ç'a été naturel. Nos personnages sont comme deux animaux qui s'apprivoisent, qui se regardent, qui se sentent, se mordent, se chassent.»

Robin Aubert, dont le premier court métrage Lila racontait l'histoire de deux sans-abri, acquiesce. 

«Il y a quelque chose d'animal, oui. Mais il faut toujours partir de soi. Je ne voulais pas tomber dans la caricature. Il fallait que je me dise: "Et si c'était moi qui était rendu à ce degré d'itinérance, de détresse?" C'est là qu'on peut toucher un peu à la vérité.»

Micheline Lanctôt se défend d'avoir fait un film moralisateur. «Ce que j'aimerais qu'on comprenne à travers le film, c'est qu'à partir du moment où on s'engage envers quelqu'un d'autre, notre vie change. Dans toute relation altruiste ou sentimentale, quand on pose un geste, ça reste.»