« Notre pinceau c’est l’IA ! », clament les membres du collectif français Obvious, qui produit depuis cinq ans des œuvres générées par l’intelligence artificielle. Une démarche qui intrigue autant qu’elle fait sourciller, captée dans un documentaire étonnant réalisé par le Français Thibaut Sève dans le film Obvious, hackers de l’art, présenté en ouverture du Festival du film sur l’art (FIFA) ce jeudi.

La naissance de ce trio a tout d’improbable. Hugo Casselles-Dupré, Pierre Fautrel et Gauthier Vernier, des amis d’enfance, se sont lancés dans l’aventure en 2018, en créant le portrait fictif du comte de Belamy. Une œuvre générée par l’IA, nourrie par 15 000 portraits peints datant du XIVe au XXe siècle, avec une touche surréaliste.

C’était avant la popularisation des générateurs d’images DALL-E, Stability ou autres Midjourney, aujourd’hui incontournables. Avant la naissance du robot conversationnel ChatGPT également. Un marqueur dans l’histoire de l’IA.

Mais contrairement à de nombreux faussaires qui ont tenté d’infiltrer le milieu de l’art contemporain avec des œuvres générées par des algorithmes, le trio Obvious n’a jamais caché sa démarche. Dès le départ, il s’est présenté à visière levée, en faisant valoir que ce qu’il faisait, c’était aussi de l’art.

PHOTO FOURNIE PAR LE FIFA

Les trois membres du collectif Obvious : Hugo Casselles-Dupré, Gauthier Vernier et Pierre Fautrel à l’opéra Garnier, à Paris

Mis aux enchères par la maison Christie’s à New York, le portrait du comte de Belamy généré par l’IA a été acheté par un collectionneur hongkongais pour la coquette somme de 432 500 $ US ! Une secousse sismique dans le monde de l’art contemporain.

Artistes ou non ?

Pour autant, Hugo, Pierre et Gauthier sont-ils des artistes ? La question est abordée dans le documentaire de Thibaut Sève. Qui est l’artiste ? Celui qui a eu l’idée du concept ? Celui qui a conçu l’algorithme ? Les deux ? Aucun des deux ? De l’art sans artiste à proprement parler, est-ce vraiment de l’art ?

En entrevue avec La Presse, nous abordons la question directement avec Pierre Fautrel.

Au moment où on crée cette série, en 2018, on devient artiste du même coup. C’est un gros statut à assumer, on le dit dans le documentaire, mais comme on a des choses à dire, on l’embrasse. On ne s’est jamais questionnés sur notre légitimité. Interroger la société de manière artistique sur les relations qu’on a avec les algorithmes, ça a du sens, même si tout le monde n’est pas d’accord.

Pierre Fautrel, cofondateur d’Obvious

Heureusement pour eux, Obvious ne s’est pas arrêté là. Leur deuxième série, Electric Dreams, s’inspire de l’arrivée de l’électricité au Japon, une façon d’aborder les craintes suscitées par l’IA aujourd’hui. À partir de leurs recherches sur les estampes japonaises, ils ont créé un algorithme qui a généré des paysages tout à fait originaux.

« Cette première expérience nous a poussés à nous améliorer sur tous les points, précise Pierre Fautrel, parce que juste générer des images, ça n’avait pas d’intérêt artistique. »

Un des tournants pour le trio ? Sa rencontre avec la galeriste parisienne Magda Danysz, qui lui ouvre la porte de sa galerie et qui commissionne son exposition sur les Sept merveilles du monde. Une expo basée sur des contenus historiques sérieux (qui sont aussi exposés), qui ont nourri l’IA et produit des images aux styles variés.

Au fil de l’évolution du collectif, on se rend compte que nos trois amis ne vivent pas bien avec l’insécurité de leur vie d’artiste… Pensaient-ils devenir instantanément millionnaires en travaillant dans les arts et le marché du crypto art ?

« Je ne crois pas qu’un artiste doit souffrir pour s’exprimer, nous dit Pierre Fautrel. Je ne crois pas à l’inspiration divine. On n’a pas besoin de l’insécurité pour être créatif. Par contre, vous avez raison, le propre de l’artiste n’est pas d’avoir une sécurité à tout moment. Mais oui, ça pèse. Parce qu’on est trois artistes autodidactes et qu’on veut que ça continue. »

Porter son message

L’approche d’Obvious, qui travaille également avec des marques sur des projets de design et de marketing, et qui a réalisé une œuvre vidéo pour l’opéra Garnier de Paris, se distingue également par son désir avoué de « plaire au public » à qui il s’adresse.

Cette approche populaire ne va-t-elle pas à l’encontre de la raison d’être même de l’artiste, qui s’exprime ou qui crée à partir de ce qu’il ressent plutôt qu’en répondant aux attentes du public ?

On est conscients qu’il y a des séries qui plaisent plus que d’autres. Nos concepts partent d’un désir qu’on a à la base. Mais je ne suis pas forcément d’accord avec l’axiome selon lequel on fait d’abord quelque chose pour soi et on voit après si ça rencontre un public. La question est de savoir si on arrive à porter notre message autour de l’IA. Si on tape à côté, la réponse est non.

Pierre Fautrel, cofondateur d’Obvious

En travaillant à trois – et avec l’IA –, les résultats génèrent des styles complètement différents. Est-ce que le collectif souffre de cette absence de signature ? Ou de la multiplication des styles ?

« On veut que vous sortiez de nos expos en réfléchissant aux questions qu’on a soulevées, mais bien sûr, les styles plastiques sont différents. Est-ce qu’on en souffre ? Pas véritablement. Commercialement, ce n’est peut-être pas idéal, mais en même temps, on aurait l’impression de faire la même chose chaque fois sinon. »

Depuis le mois de juin dernier, Obvious a créé un laboratoire de recherche avec la Sorbonne. De la recherche en intelligence artificielle axée sur le passage du texte à l’image ou à la vidéo, mais aussi de la pensée à l’image (mind to image), donc l’illustration de la pensée du cerveau, grâce à des IRM, retransmise par des images.

Hugo Casselles-Dupré résume bien les ambitions du collectif à la fin du documentaire : « On n’arrêtera jamais Obvious, ce n’est pas quelque chose qui peut s’arrêter parce qu’on n’a plus rien dans le compte. Obvious, c’est une idée, un trio de personnes. À moins qu’on meure, Obvious continuera. »

Au Théâtre Outremont le 14 mars, en ouverture du Festival international du film sur l’art (FIFA) ; au Centre Phi le 15 mars (avec échange en présence des membres d’Obvious) ; au Musée national des beaux-arts du Québec le 16 mars

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