Tom Vanderbilt avait toujours aimé changer de voie dès qu'un panneau annonçait la fin prochaine de celle où il circulait. Il estimait que ceux qui attendaient à la dernière minute pour le faire étaient des resquilleurs qui en profitaient pour passer devant la file.

Tout ça a changé il y a trois ans, alors qu'il circulait près de chez lui sur une autoroute du New Jersey. Quand il a vu le panneau annonçant la fin de la voie à 1,6 km, il a décidé de continuer tout droit. Il a senti les regards hostiles des automobilistes à la queue leu leu à sa droite. Il a vu du coin de l'oeil l'expression tendue de sa femme. Son coeur battait la chamade. Quand il s'est finalement faufilé entre deux voitures, à l'endroit précis où l'on reprenait une vitesse normale dans la voie de droite, sa femme s'est couvert le visage avec ses mains.

Le soir venu, rongé par les remords, il a envoyé un courriel à un site de discussions scientifiques: était-il un tricheur, ou était-il légitime de ne quitter une voie sur le point de fermer qu'au dernier instant?

Cet épisode a constitué une «épiphanie» pour le journaliste new-yorkais. Jusqu'alors, il avait surtout produit des articles de design, de technologie et de science pour des publications comme Wired, Slate ou le New York Times (il a aussi écrit un livre sur l'esthétique des jeux vidéo et sur l'architecture des bunkers nucléaires). Piqué au vif par son expérience de changement de voie, M. Vanderbilt a décidé d'explorer les mystères de la conduite automobile. La somme de ses réflexions vient d'être publiée dans le livre Traffic, Why We Drive the Way We Do.

«J'ai été frappé par l'absence de livres grand public sur une activité presque aussi courante que le fait de manger, a-t-il expliqué en entrevue téléphonique. Et même les chercheurs ne s'entendent pas toujours sur des questions qui, normalement, devraient avoir une réponse universelle. Les ingénieurs qui conçoivent et gèrent les routes ne s'appuient pas toujours sur les travaux de psychologie de la conduite et, en ce qui concerne les policiers, il y a très peu d'efforts pour agir à la source des problèmes de trafic qui surviennent à répétition.»

La réponse à sa question initiale a été facile à trouver. À la fin des années 90, le département des Transports de la Pennsylvanie a découvert que les chantiers où les automobilistes étaient encouragés à changer de voie à la dernière minute, à l'occasion d'une fermeture de voie, amélioraient de 15% la circulation. La raison est simple: on évite ainsi de «gaspiller» de précieuses portions d'asphalte.

Des mystères restent entiers

D'autres énigmes n'ont pu être élucidées. Par exemple, en Europe, les deux rétroviseurs latéraux sont convexes: ils donnent l'impression que les objets qu'on y voit sont plus près qu'en réalité. Mais en Amérique du Nord, seul celui de droite est convexe. «Ça me sidère, dit M. Vanderbilt. À priori, nous sommes tous des êtres humains. Il y a forcément une manière qui est meilleure que l'autre. Mais personne ne l'a jamais trouvée ou n'a cherché à la déterminer.»

D'une manière générale, le journaliste s'est davantage attardé aux routes urbaines qu'aux les autoroutes. «Seule une faible proportion des accidents mortels survient entre deux voitures circulant dans la même direction, explique-t-il. Et plus de 200 décès surviennent chaque année dans des stationnements, d'habitude parce qu'une voiture renverse un enfant ou une personne âgée en reculant. Je trouve que l'accent mis sur les excès de vitesse sur l'autoroute est exagérée par rapport aux problèmes qu'ils causent.»

Davantage de panneaux intelligents

M. Vanderbilt note qu'on devrait voir de plus en plus de panneaux intelligents. «Les autorités constatent régulièrement que des panneaux annonçant une zone scolaire ne diminuent pas nécessairement le nombre d'accidents. Il vaut beaucoup mieux avoir des panneaux qui clignotent aux moments où il risque d'y avoir des enfants, au début et à la fin de l'école et le midi. Même chose pour les panneaux indiquant que les ponts peuvent être glissants lorsqu'il pleut: il vaut mieux réserver ce message aux moments où il pleut, sinon les automobilistes n'y font pas attention. On assiste à une prolifération des panneaux; on en voit même qui annoncent qu'un enfant aveugle ou sourd habite dans le coin. D'une manière générale, l'idée que la multiplication des panneaux (par exemple les stops) diminue leur respect par les automobilistes fait maintenant partie de l'ABC des manuels de conception des routes.»

En bon New-Yorkais, M. Vanderbilt ne souscrit pas à l'idée du droit à la liberté des automobilistes. Par exemple, il est en faveur de cacher, plutôt que d'annoncer, la présence de radars photo. «Je n'aime pas particulièrement l'idée d'une société orwellienne. Mais il faut se rendre compte que conduire n'est pas une activité anodine. C'est dangereux, et on s'y adonne sur le domaine public. Si on a réglementé la cigarette, je ne vois pas pourquoi on sacraliserait la liberté des automobilistes. D'ailleurs, je suis en faveur d'un système actuellement à l'essai en Australie, qui limiterait automatiquement la vitesse d'une voiture en fonction de paramètres fixés par les autorités et transmis à l'automobile par des bornes GPS.»