L’ombre des négociations syndicales entre producteurs et techniciens a traversé la remise des prix Gémeaux, dimanche. Plusieurs gagnants ont profité de l’occasion pour remercier, avec insistance, les techniciens, qui pourraient déclencher un conflit de travail susceptible de paralyser l’industrie télévisuelle lorsque leur convention collective arrivera à échéance, dans moins de deux mois.

Au gala en soirée, Suzanne Clément a ouvert ses remerciements en saluant l’équipe « dite technique, mais formidablement créative » de STAT. « Merci, la gang, a lancé au micro la lauréate du Gémeaux du meilleur premier rôle (quotidienne). Vous êtes une grande source de soutien pour nous, en plus d’avoir un talent incroyable et d’être présents chaque jour avec votre enthousiasme. »

Plus tard, Catherine Trudeau, gagnante du prix du meilleur premier rôle (série dramatique annuelle), s’est adressée directement aux techniciens des Moments parfaits. « Je vous fais un gros, gros câlin, a-t-elle déclaré. Vous avez créé un terrain de jeu avec beaucoup de bienveillance où j’ai pu m’épanouir. »

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Catherine Trudeau après avoir gagné le prix du meilleur rôle dans une série dramatique annuelle pour Les moments parfaits

La productrice Sophie Deschênes est allée encore plus loin en nommant chacun des membres de l’équipe technique du thriller financier Avant le crash, sacré meilleure série dramatique. Direction photo, direction artistique, costumes, coiffures, maquillage, montage, musique originale : la présidente des Productions Sovimage a énuméré tous les postes.

« Dans la vie, tu n’es rien si tu n’es pas bien accompagné, explique Sophie Deschênes en entrevue au lendemain de l’évènement. La télévision, c’est un travail d’équipe. Et c’est ma façon à moi de mettre tous ces gens en valeur. »

Minuit moins une

Cet afflux de reconnaissance n’est pas passé inaperçu au syndicat des techniciens québécois, l’AQTIS 514 IATSE, qui vient d’amorcer les pourparlers avec l’Association québécoise de la production médiatique (AQPM). Joint au téléphone au lendemain de l’évènement, le président de l’AQTIS 514 IATSE, Christian Lemay, avoue qu’il était « content pour l’ensemble des techniciens » chaque fois qu’un gagnant saluait leur dévouement.

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Christian Lemay, président de l’Association québécoise des techniciens et techniciennes de l’image et du son (AQTIS 514 IATSE)

« C’est bien qu’on leur a dit qu’on appréciait leurs efforts. Je me demande seulement s’il n’y avait pas un petit sentiment de culpabilité d’avoir attendu si longtemps. Parce que les gens de l’ombre, les techniciens, ceux qui mettent en image, en son, le star-système québécois, ils font partie de l’équation. Et malheureusement, cette équation s’est détériorée au fil des années. »

Et aujourd’hui, alors qu’on renouvelle notre entente collective, c’est comme s’ils s’étaient rendu compte, à minuit moins une : ‟on devrait en prendre soin”.

Christian Lemay, président de l’AQTIS 514 IATSE

Une industrie « en train de couler »

Les discours livrés aux Gémeaux n’ont pas seulement mis en lumière le travail des techniciens, ils ont aussi exposé les grandes difficultés qui menacent la survie de l’industrie télévisuelle (et cinématographique) québécoise. Producteur d’Indéfendable et d’Alertes, deux séries primées au gala, Charles Lafortune a même évoqué le Titanic pour décrire la situation actuelle. Sophie Deschênes y est aussi allée d’une métaphore marine en parlant d’un milieu « en train de couler ».

« L’industrie audiovisuelle est sous-financée, commente la femme d’affaires. Quand je regarde les enjeux qu’on connaît présentement, c’est bien beau fêter la télévision, mais on doit trouver des solutions. On ne peut pas se mettre la tête dans le sable et faire comme si tout allait bien. »

Le portrait dressé par l’AQPM est sombre. Les taux d’intérêt et l’inflation ont fait bondir les coûts de production des émissions de télévision au cours des 12 derniers mois. Les programmes d’aide financière instaurés durant la pandémie ont pris fin au printemps, et plusieurs diffuseurs subissent des baisses importantes de revenus publicitaires, un fléchissement qui entraîne un ralentissement des commandes de séries.

« Je dirais qu’on est au bord du gouffre, souligne la présidente-directrice générale de l’AQPM, Hélène Messier. On est dans une situation très précaire. Et on n’entrevoit pas d’embellie à court terme. »

« La journée où il va y avoir une diminution du nombre d’émissions de télévision parce que ça coûte trop cher, qu’est-ce qu’on va mettre en ondes ? Des shows étrangers, ajoute Sophie Deschênes. Et quand on met des shows étrangers en ondes, c’est notre identité culturelle qui disparaît. C’est moins de jobs pour tout le monde : les techniciens, les comédiens… »

Tactique de négociation ?

Les discours alarmants entendus aux Gémeaux émanaient-ils d’une consigne de l’AQPM destinée à décourager les techniciens d’en demander davantage ? « Pas du tout, répond Hélène Messier. Ce sont des initiatives personnelles des producteurs. Et c’est un constat qu’on a fait bien avant d’avoir entamé les négociations. »

On ressent beaucoup l’angoisse. On regarde les chiffres. Ça nous inquiète beaucoup. En date du 31 juillet, il y avait 30 % moins de projets commandés qu’à pareille date l’an dernier.

Hélène Messier, présidente-directrice générale de l’AQPM

En ondes dimanche, Sophie Deschênes a prôné « la solidarité industrielle ». Cet appel faisait évidemment référence aux négociations entre l’AQPM et l’AQTIS 514 IATSE, mais aussi entre l’AQPM et l’Union des artistes. « Les négociations d’ententes collectives vont toucher les budgets à venir, c’est sûr, indique Sophie Deschênes. Tout le monde veut avoir sa petite part du gâteau. Mais un moment donné, il faut s’asseoir et travailler ensemble. Parce que sinon, on se tire tous dans le pied. »

À l’AQTIS 514 IATSE, on se dit « solidaire aux enjeux de l’industrie ». Mais cette solidarité a ses limites, et Christian Lemay refuse qu’elle se fasse « au détriment » des membres du syndicat des techniciens. « Si cette ‟solidarité”, c’est dire oui aux demandes patronales, et accepter tous leurs non, ce n’est pas une option. Dans ce cas, on pourrait manquer un peu de solidarité… »

« Les techniciens, ça fait des années que leurs conditions de travail ne s’améliorent pas, poursuit Christian Lemay. Un moment donné, les producteurs vont devoir prendre soin de leur main-d’œuvre. »

Si Sophie Deschênes s’avoue inquiète du déroulement des pourparlers, Hélène Messier se montre rassurante. Les négociations battaient d’ailleurs leur plein lundi, une semaine après avoir officiellement débuté. « Les parties sont à table, indique la PDG de l’AQPM. Le dialogue est bon. »