Si la culture populaire n’est jamais à l’abri d’un nouveau phénomène musical viral, peu de gens auraient pu prévoir quelle chanson se retrouverait cette semaine au sommet des ventes. Rich Men North of Richmond d’Oliver Anthony, une chanson bluegrass anti-élite dénonçant la condition de la classe ouvrière, est devenue virale auprès des républicains américains, qui en ont fait un hymne pour leurs revendications. Décryptage.

Une vidéo à 18 millions de visionnements

La chanson Rich Men North of Richmond, écrite et chantée par un illustre inconnu nommé Oliver Anthony (nom de plume de Christopher Lunsford), n’a pas été élevée à un statut viral par de jeunes gens cool dont les goûts dictent les tendances. Anthony, un fermier et chanteur de Virginie, dans l’est des États-Unis, apparaît dans une vidéo publiée la semaine dernière sur YouTube sur le compte radiowv, interprétant son morceau à la guitare.

« It’s a damn shame what the world’s gotten to / For people like me and people like you », chante-t-il dans le refrain, après un premier couplet dans lequel il énonce : « I’ve been sellin’ my soul, workin’ all day / Overtime hours for bullshit pay. »

Jeudi soir, huit jours après sa mise en ligne, la publication comptait 19 millions de visionnements. La chanson, au début de cette semaine, était la plus écoutée sur iTunes aux États-Unis et même au Canada. Oliver Anthony a maintenant près de 600 000 abonnés sur Instagram et la moitié de ce nombre sur X (Twitter). Sous ses publications, ils sont des centaines à vanter la façon dont il a su donner une voix au peuple « marginalisé » par les plus riches. On pourrait croire à un succès viral comme la culture populaire en pond régulièrement, mais cette fois, fait rare, c’est la droite conservatrice qui s’est approprié la pièce et en a fait un phénomène.

Mots rassembleurs, voix émotive et authenticité

« Le premier couplet puis le premier refrain, très forts sur le plan de l’écriture, sont impeccables comme véhicule de la détresse des personnes de la classe ouvrière américaine. Ils expriment en peu de mots un sentiment d’impuissance face aux élites politiques, l’impression d’être pris au piège dans des conditions d’existence insatisfaisantes, et un sentiment d’aliénation par rapport à ce qui habite leur quotidien, sur lequel elles n’ont pas l’impression d’avoir le contrôle », commente Vanessa Blais-Tremblay, professeure de musicologie à l’Université du Québec à Montréal. Il faut le dire, Oliver Anthony est aussi un bon interprète, dont le côté « authentique » a de quoi plaire.

C’est clair que [sa] voix elle-même est pour quelque chose [dans le succès de la chanson] : il a une voix qui communique de l’émotion, ce qui est une particularité que partagent tous les grands auteurs-compositeurs-interprètes de la protest song, notamment Bob Dylan, Joan Baez et Buffy Sainte-Marie.

Vanessa Blais-Tremblay, professeure de musicologie

Des personnalités politiques et publiques conservatrices ont largement vanté la chanson en ligne depuis une semaine : l’ancienne candidate au poste de gouverneur de l’Arizona Kari Lake, la représentante républicaine Marjorie Taylor Greene, le commentateur politique de droite Matt Walsh, l’ancien banjoïste de Mumford & Sons Winston Marshall (qui a quitté le groupe après avoir défendu des idées d’extrême droite sur les réseaux sociaux) et même le controversé artiste country d’extrême droite John Rich (qui a dit avoir discuté avec Oliver Anthony et lui avoir proposé de produire son premier album).

Un hymne populiste de droite ?

Rich Men North of Richmond est devenu un hymne populiste de droite en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. La chanson, aux rythmes typiques du country des Appalaches, était la parfaite candidate pour enfin donner aux républicains américains (et autres entités de droite) un objet musical de ralliement. « La droite a beaucoup plus de difficultés que la gauche à créer des liens forts avec les artistes qui font les grands palmarès en musique populaire, commente Vanessa Blais-Tremblay. C’est très intéressant de voir de quelle manière les politiciens de la gauche vont chercher à mobiliser les potentiels de la musique populaire pour servir leur camp électoral. Et au contraire, on voit un refus de la part des artistes d’être amalgamés avec les politiciens de la droite américaine. » Pourtant, la professeure de musicologie voit clairement une « cassure » dans Rich Men North of Richmond.

Je n’ai pas de difficulté à imaginer des commentateurs et commentatrices de la droite s’approprier [le début de la chanson]. Mais dans la deuxième moitié, le message s’obscurcit un peu. On tombe dans les commentaires grossophobes sur ces “personnes obèses”, qui profitent de l’aide sociale pendant que les autres travaillent, et il y a une critique oblique sur la traite des enfants.

Vanessa Blais-Tremblay, professeure de musicologie

« Je vois une certaine perte de contact, où même la droite ne pourrait pas facilement se l’approprier parce que ce n’est pas dans les stratégies républicaines de diviser les classes ouvrières. »

Ce qu’Oliver Anthony en dit

Plusieurs artistes avaient publiquement déclaré ne pas souhaiter que leur musique soit utilisée par Donald Trump durant ses campagnes, dont Adele, Guns N’ Roses, Elton John ou les Rolling Stones. Le refrain du Born in the USA de Bruce Springsteen, hymne de la gauche, avait une tout autre saveur entre les mains de Trump. Le Boss avait d’ailleurs annoncé son soutien à Hillary Clinton en 2016, notamment en réaction à l’utilisation de sa chanson par celui qui serait finalement élu président. Dans le cas qui nous occupe, Oliver Anthony a publié un monologue avant la publication de sa chanson dans lequel il déclare n’avoir aucune affiliation politique, comme s’il savait déjà que sa chanson deviendrait populaire et que beaucoup se demanderaient à qui il prête allégeance.

Je me situe plutôt au centre de l’allée politique. Il semble que les deux côtés servent le même maître. Et ce maître n’est pas quelqu’un qui veut du bien aux gens de ce pays.

Oliver Anthony

L’artiste n’a pas fait de commentaire après son succès concernant le fait que les républicains ont fait de sa chanson un hymne politique.

Un feu de paille ?

« Il y a un élément qui me rappelle les débuts, étrangement, de Justin Bieber, en particulier la frénésie qui s’est emparée des médias sociaux, l’enthousiasme à partager des vidéos amateurs de cet artiste de grand talent. On aime découvrir des artistes avant l’industrie, et on aime les [arcs] narratifs rags-to-riches », affirme Vanessa Blais-Tremblay pour expliquer le succès du morceau.

IMAGE TIRÉE D’UNE VIDÉO YOUTUBE

Le chanteur country Jason Aldean dans le vidéoclip de sa chanson Try That in a Small Town

Rich Men North of Richmond pourrait subir le même destin qu’une chanson comme Try That in The Small Town, de Jason Aldean, qui avait passé un court instant au sommet des classements grâce aux admirateurs républicains avant de retomber aussi vite.

Lisez notre décryptage de Try That in The Small Town

Cette pièce country qui divise, dont le vidéoclip semblait propager des idées du nationalisme blanc, n’avait pas assez de souffle et d’admirateurs invétérés pour être plus qu’un feu de paille. « On ne retrouve pas ce dédain des classes les plus pauvres chez Woody Guthrie et Hank Williams, dont la carrière s’est inscrite dans le temps, dit Vanessa Blais-Tremblay à propos de Rich Men North of Richmond. Et c’est là que je me demande si le succès d’Anthony fera long feu. »

La politique et la musique populaire

« On retrouve de la musique dans tous les grands mouvements sociaux, que ce soit celui pour les droits civiques dans les années 1960, pendant la Grande Dépression dans les années 1930 ou chez les mouvements suffragistes. Si on creuse dans n’importe quel mouvement politique d’envergure, on va trouver des gens qui ont composé de la musique […] pour exprimer ce qu’ils et elles ressentent, mais aussi pour rallier les gens. » Il suffit de penser aux rassemblements politiques pour comprendre le pouvoir d’une bonne chanson pour générer un sentiment de communion. Pendant sa campagne, Kamala Harris avait une liste de lecture principalement composée de chansons d’artistes noirs et latinos, d’après une analyse de 2019 du New York Times. À son premier rallye, elle était montée sur scène sur Work That, de Mary J. Blidge, qui évoque la confiance féminine. Clampdown, de The Clash, avait été utilisée par Beto O’Rourke durant la même course à la présidence. La pièce de 1979 est un parfait exemple de chanson politique populiste détaillant les difficultés de la classe ouvrière. Le candidat démocrate Bernie Sanders, lui, s’était plutôt réapproprié Brooklyn Go Hard, de Jay Z, lors de son rassemblement de lancement de campagne, un clin d’œil à ses racines new-yorkaises, mais également un message en soi par le choix de l’artiste (un rappeur afro-américain). Au contraire, les chansons utilisées par Donald Trump en campagne appartenaient presque toutes à des artistes blancs, toujours selon le New York Times. Sa chanson de prédilection au moment de monter sur scène pendant ses rassemblements à l’époque était God Bless the USA, de Lee Greenwood.