Notre journaliste s’est rendu récemment à Greensboro, en Caroline du Nord, afin d’assister à un spectacle de Bruce Springsteen. À quelques mois du passage du Boss à Montréal, en novembre, compte rendu d’une soirée chargée en émotions.

Pourquoi Greensboro ? Parce qu’il en va ainsi en 2023 de la vie d’un amateur de musique et qu’à la mystérieuse loterie de Ticketmaster permettant d’obtenir la chance d’acheter des billets, c’est le cinquième choix, que j’avais inscrit au hasard sur mon bulletin, pour lequel mon nom a été sélectionné.

Pas Albany, Boston ou New York. C’est à Greensboro, une charmante ville d’un peu moins de 300 000 habitants, que je vivrais mon sixième rendez-vous avec mon seul vrai patron, pour un prix que je ne qualifierais pas de modique, mais qui ne devrait pas compromettre les études supérieures de ma progéniture.

Première tournée du E Street Band depuis février 2017, cette actuelle virée nord-américaine se déploie, comme plusieurs des récents projets de son leader, sous l’ombre de la mort. La sienne, d’abord : Bruce Springsteen, malgré cette énergie lui permettant de malmener sa guitare et de haranguer ses disciples pendant deux heures et cinquante minutes, présente pour la première fois le visage d’un homme vieillissant – je précise que je serai parfaitement heureux si à 73 ans, j’affiche la moitié du quart de son irrépressible vitalité.

Mais il y a aussi, surtout, les morts qui s’accumulent autour de lui : celle de son Bouddha de soul, le saxophoniste Clarence Clemons, que remplace son neveu, le Québécois d’adoption Jake Clemons. Celle de l’organiste Danny Federici. Et celle de George Theiss, guitariste et chanteur de The Castiles, son premier groupe.

Au moment où son ami d’enfance quittait cette planète en 2018, Bruce devenait l’unique survivant des Castiles, un constat expliquant les nombreuses méditations sur le sens à donner à la vie, et sur le lien qui nous unit aux autres, que contient Letter to You, le plus récent album du E Street Band, paru en 2020.

Sa tournée n’a pourtant rien d’une veillée mortuaire. Alors que le meilleur bar band du New Jersey avait pour habitude, depuis toujours, de changer chaque soir la liste des chansons jouées, l’actuel spectacle du Boss répond à un choix de répertoire presque complètement fixe, lui permettant de tisser un récit et de créer des dialogues entre différents refrains empruntés à différentes époques – sans doute une leçon apprise durant sa résidence en solo sur Broadway.

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Bruce Springsteen et Steven Van Zandt, du E Street Band

Pour conjurer la mort, Bruce Springsteen emploie donc dans ce spectacle deux stratégies : la regarder droit dans les yeux et la narguer.

Le E Street Band bonifié

La narguer : avec une section de cinq cuivres et quatre choristes, la version bonifiée du E Street Band compte 18 musiciens (19 lorsque l’amoureuse de Bruce, Patti Scalfia, n’est pas absente), une fracassante machine lui permettant de restituer toutes les chatoyantes couleurs que contiennent des chansons tirées de ses deux premiers albums comme Kitty’s Back, The E Street Shuffle et Rosalita (Come Out Tonight).

Entre ces moments de fougueuse exultation, durant lesquels Bruce n’est rien de moins qu’un homme sans âge, le rockeur intercale des passages d’une intensité émotive à laquelle il m’est rarement arrivé de goûter.

À 73 ans, Springsteen parvient à faire dire à des chansons vieilles de près de cinq décennies de nouvelles choses, sans en changer un seul mot. C’est le cas de Backstreets (1975), dont il joue actuellement sa version la plus bouleversante en carrière.

En la faisant précéder de la récente Last Man Standing, et d’un de ses seuls monologues de la soirée, au sujet du départ de son camarade George, Bruce teinte volontairement notre lecture de la chanson qui suit. Et la trahison dont il est question dans Backstreets n’a soudainement plus rien à voir avec la loyauté brisée d’une amitié de jeunesse, mais tout à voir avec la trahison ultime de la vie, celle de la mort qui nous sépare de ceux qu’on aime.

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Bruce Springsteen devant son public

« We swore forever friends, on the backstreets until the end », chante Bruce en répétant comme un mantra les mots « until the end », la main sur le cœur.

Un spectacle qui change une vie

Tout le monde se présente à un spectacle de Bruce Springsteen avec son propre bagage, sa propre croix. La mienne ? Quelques semaines après m’être procuré mes billets, en juillet, je me fracturais le fémur gauche à la suite d’une chute. Détail qui n’en est pas un : il me manque la moitié de cette jambe.

Les six derniers mois ont ainsi été une sorte de traversée du désert sur une jambe et deux béquilles. Mais je m’étais promis à moi-même, dans le secret de mon cœur, que le 25 mars venu, je me tiendrais droit, sur deux jambes, devant Bruce.

« J’apprends avec le E Street à créer un spectacle qui peut changer la vie de quelqu’un », me disait Jake Clemons l’été dernier lorsque je l’ai interviewé à Montréal, une ambition qui peut sembler prétentieuse, voire absurde.

À Greensboro, cette ambition improbablement grandiose m’apparaissait soudainement tout à fait raisonnable, parce que j’en éprouvais les effets jusque dans ma chair : changer la vie de quelqu’un, ç’a avait été aussi simple que de me donner le courage et la force de ne pas désespérer.

Lisez notre entrevue avec Jake Clemons