La Maison Heffel expose jusqu’à mercredi prochain plus de 80 œuvres qui seront mises aux enchères le 23 novembre. Des pièces majeures de Jean Paul Riopelle, de Marcelle Ferron, de Paul-Émile Borduas, d’Emily Carr et d’Andy Warhol, notamment. Autant d’œuvres qui seront par la suite dispersées, au gré des achats privés, aux quatre coins du monde. Sept questions – et surtout sept réponses – pour éclaircir le processus de mise aux enchères.

Qui sont ceux qui acquièrent des œuvres ?

La majorité des lots mis aux enchères varient de 50 000 $ à 150 000 $. Après, ça peut monter très vite. La mosaïque de Jean Paul Riopelle (Composition no 2, 1951), qu’il a peinte à l’âge de 28 ans, est estimée à une somme de 3 à 5 millions. Ce n’est donc pas tout le monde qui peut s’offrir cette petite fantaisie. « La majorité des acquéreurs sont des collectionneurs privés, nous dit Tania Poggione, directrice de la Galerie Heffel à Montréal et spécialiste de l’art canadien. Mais on retrouve aussi des compagnies. Elles sont souvent représentées par des intermédiaires, qui interviennent en personne ou en ligne. Les musées se portent occasionnellement acquéreurs lorsqu’une œuvre manque à leur collection, mais la majorité priorise les acquisitions par l’entremise de dons. »

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Tania Poggione, directrice de la Galerie Heffel de Montréal et spécialiste de l’art canadien, devant deux toiles de Jean Paul Riopelle appartenant à un collectionneur privé européen

Les acquéreurs sont-ils obligés de prêter leurs œuvres, et s’ils acceptent de le faire, sont-ils rémunérés ?

« Non, répond Tania Poggione. Ils sont libres de la prêter ou non. Il y en a qui la mettent dans une chambre forte, d’autres qui la montrent à un cercle restreint, dans leur salon, ça dépend. S’ils acceptent de prêter leur œuvre, ils ne seront pas rémunérés, mais s’ils sont contactés par un musée, par exemple, les frais liés au prêt sont souvent pris en charge par l’institution, à savoir les frais d’emballage, de transport, les assurances, etc., parce que lorsqu’on va de l’avant avec un prêt, on peut être privé de son œuvre pendant un an, deux ans… S’il s’agit d’une exposition importante, l’œuvre va faire partie d’un catalogue d’exposition, ce qui contribue à sa traçabilité. Dans le cas de Riopelle, l’œuvre est bien répertoriée, notamment grâce aux catalogues raisonnés publiés par sa fille Yseult. »

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Cette sculpture de bronze de Henry Moore est évaluée entre 500 000 $ et 700 000 $.

Dans le cas des acquéreurs qui décident de ne pas prêter leurs œuvres et qui choisissent l’anonymat, la trace des œuvres est perdue, non ?

« Si l’acquéreur est anonyme, leur trace est perdue temporairement, disons, jusqu’à ce qu’ils vendent leur œuvre ou qu’ils en fassent don à un musée, explique Tania Poggione. C’est vrai qu’il y a beaucoup de collectionneurs privés qui préfèrent demeurer anonymes même s’ils prêtent leurs œuvres, mais il y en a plusieurs qui ne cachent pas leur identité. Les collectionneurs sont conscients de l’importance de l’œuvre qu’ils possèdent et lorsqu’il y a une occasion de prêt, ils sont fiers de pouvoir faire en sorte que les gens puissent en profiter le temps d’une exposition. »

Prenons l’exemple d’un musée qui veut faire une expo exclusivement sur les mosaïques de type all-over de Riopelle. Comment retrouver les œuvres qui ont été vendues aux enchères à des collectionneurs privés ?

« Il y a différentes façons, dit Tania Poggione. En fait, nos outils contribuent à la traçabilité. Comme nos catalogues de vente sont publics, et que nous faisons toute la recherche sur la provenance des œuvres et leurs différents propriétaires, il arrive que des commissaires de musées nous disent : “Il nous faut cette œuvre-là pour une exposition.” Ils vont nous contacter, et comme nous sommes un intermédiaire entre les acheteurs et les vendeurs, on peut contacter le propriétaire de l’œuvre et lui faire une demande de prêt tout en respectant son anonymat. Et souvent, les collectionneurs sont flattés, parce que lorsqu’il s’agit d’une exposition importante ou d’envergure, ça ajoute au pedigree de leur œuvre. Ça ajoute un peu au prestige de l’historique de l’œuvre, à sa valeur. »

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Paul-Émile Borduas a été le mentor de Jean Paul Riopelle, Marcelle Ferron et Rita Letendre. Sa toile Miniatures empressées est évaluée entre 900 000 $ et 1,2 million.

Comment se positionnent les fondations dans tout ça ? Est-ce qu’elles voient d’un bon œil la dispersion des œuvres d’un Jean Paul Riopelle, par exemple ?

Nous avons posé la question à Manon Gauthier, directrice générale de la Fondation Riopelle. Bien sûr, dans ce cas, Riopelle a été tellement prolifique – il a dû produire plus de 7000 œuvres – que la dispersion de quelques œuvres ailleurs au Canada, en Europe ou en Asie n’a rien de catastrophique. « Les œuvres de Jean Paul Riopelle sont présentes dans 18 pays, dans environ une soixantaine d’institutions publiques, nous dit Manon Gauthier, et je ne parle pas des collectionneurs privés, mais on a quand même intérêt à ce que ses œuvres restent ou reviennent ici. » Manon Gauthier, qui observe avec grand intérêt les ventes aux enchères, estime par ailleurs que la diffusion et la circulation des œuvres sur le marché de l’art sont une bonne chose. « Mais quand vient le temps d’organiser une expo, précise-t-elle, il faut pouvoir fédérer les réseaux des musées et des collectionneurs privés pour réunir toutes les œuvres. »

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Ces deux tableaux d’Andy Warhol sont exposés à la Galerie Heffel. Le portrait de la reine Élisabeth II est estimé entre 400 000 $ et 600 000 $, tandis que celui de Mick Jagger pourrait s’envoler à meilleur prix… entre 80 000 $ et 120 000 $.

Pour revendre leurs œuvres, les collectionneurs privilégient-ils toujours les ventes aux enchères ?

« De gré à gré, on peut avoir une bonne offre, mais avec une vente aux enchères qui est aussi accessible en ligne, la concurrence tire les prix vers le haut, surtout pour des œuvres d’artistes reconnus, estime Tania Poggione. Les participants qui viennent de l’étranger oscillent autour de 20 à 30 %, ajoute-t-elle. Le marché asiatique est de plus en plus important dans le marché de l’art. Outre les sept pièces de Riopelle, qui s’inscrivent dans les célébrations de son centenaire et qui proviennent de deux collectionneurs privés [un Montréalais et un Européen], il faut surveiller les œuvres de Marcelle Ferron, Rita Letendre et leur mentor à tous, Paul-Émile Borduas, mais aussi les portraits de la reine Élisabeth II et de Mick Jagger d’Andy Warhol. »

Vous vous spécialisez aussi dans l’évaluation de l’historique d’une œuvre. Cela aussi fait partie de la traçabilité. Comment procédez-vous ?

« Dans notre travail de recherche sur la traçabilité, on retrouve beaucoup d’indices au dos d’une œuvre, répond Mme Poggione. Notamment avec les étiquettes de galeries, comme celles de la galerie de Pierre Matisse à New York, souvent accompagnées d’un numéro d’inventaire, ou de Dominion, qui était l’une des plus importantes galeries montréalaises. Les fondations sont aussi des acteurs importants. Par exemple, on a travaillé avec la Fondation Henry Moore, pour le petit bronze [dont la valeur est estimée entre 500 000 $ et 700 000 $], ça fait partie d’une collection montréalaise. »

Du 2 au 8 novembre à la Maison Heffel

Consultez le site de la Maison Heffel