Des bébés nés à Montréal de mères célibataires catholiques vendus à des familles juives du Canada et des États-Unis dans les années 1940 et 1950. Poursuivant sa réflexion sur le tabou de l’infertilité, l’artiste Heidi Barkun explore les liens entre ce marché noir et le lieu même qui accueille sa plus récente exposition : Projet Casa, une ancienne clinique médicale, puis gîte touristique, devenue un espace d’art contemporain.

L’histoire de ce marché noir de bébés, démantelé en 1954 après une enquête commune des services de police de Montréal et de New York, est connue. Plusieurs articles de presse y ont été consacrés et, en 2015, la série télévisée Le berceau des anges s’inspirait de cette histoire. Mais, ce qui l’était moins, c’est la place qu’occupait le 4351, avenue de l’Esplanade dans ce réseau illégal.

Ses actuels propriétaires, Danielle Lysaught et Paul Hamelin, deux mécènes qui accueillent des artistes au rez-de-chaussée de leur résidence depuis l’ouverture de Projet Casa en 2020, en avaient eu vent. Sans plus. « On avait lu un article court dans un journal de quartier, se souvient Danielle Lysaught. On avait gardé ça un peu comme une légende. »

Lorsqu’elle a reçu la bourse Claudine et Stephen Bronfman en art contemporain en 2020, Heidi Barkun, qui vient d’une famille juive ayant vécu dans le quartier, s’est penchée sur l’histoire de ce bâtiment. Le musée Montréal juif lui a envoyé un long texte écrit par Adam Elliott Segal, un homme dont la mère avait été adoptée sur ce marché noir, et dans lequel il retrace l’histoire de plusieurs de ces bébés et leurs démarches pour obtenir de l’information sur leurs parents biologiques, des années plus tard. « J’ai été complètement bouleversée, dit l’artiste. Elle [la mère] était pas mal certaine qu’elle était née ici. »

Lisez le texte d’Adam Elliott Segal (en anglais)

L’artiste a alors commencé à tisser la toile de cette exposition, intitulée פרו ורבו (Soyez féconds et multipliez-vous), dans laquelle elle crée des liens entre l’histoire de ces bébés, l’iconographie juive et sa propre histoire marquée par l’infertilité.

« Mon lien avec cette histoire est avec les parents adoptifs. Qui étaient ces gens qui sont venus à la porte et qui ont payé pour avoir un enfant ? C’est comme une métaphore de la clinique de fertilité. Mon conjoint et moi qui sommes arrivés à la porte d’une clinique de fertilité prêts à payer pour avoir un enfant. »

Le tabou de l’infertilité

À travers cette histoire, elle continue d’explorer le tabou de l’infertilité et l’impératif social à procréer, des thèmes abordés dans son projet précédent LET’S GET YOU PREGNANT ! où elle mettait en lumière les échecs de la fécondation in vitro.

Dans les différentes salles de la présente exposition, des œuvres qu’elle a créées au cours des dernières années, mais qui n’ont encore jamais été présentées, côtoient celles qu’elle a tirées de ses recherches historiques.

Tell MAbout Your Parents présente des extraits d’entrevues (en anglais mais traduites en français) qu’elle a menées auprès de cinq personnes, aujourd’hui âgées de 70 à 75 ans, issues du marché noir de bébés. « [Ces gens] ont vécu des vies heureuses. Ce ne sont pas des souvenirs douloureux pour eux. » Mais que veut dire être une femme dans l’institution du mariage si on n’est pas capable d’enfanter ? s’est demandé celle qui est aussi artiste en résidence à la Chaire McConnell-Université de Montréal en recherche-création sur la réappropriation de la maternité.

Ça revient à la Bible aussi. Je suis juive, mais pas croyante. Quand même, on a cette idée qu’il faut se reproduire. Ces femmes avaient-elles le choix de ne pas avoir d’enfants ?

Heidi Barkun, artiste

C’est le propos de Will you take me as i am ?, œuvre constituée de patrons de couture pour des vêtements de bébés qui, ayant été altérés, deviennent inutiles. Sa façon « de créer des choses qui parlent de l’incapacité à créer ».

Le secret

À cette époque, alors que le Québec était en plein baby-boom, la douleur et la pression étaient grandes pour les couples sans enfants, confirme le professeur en études juives Ira Robinson, dans une œuvre vidéo de l’exposition. Si ces couples juifs se sont tournés vers le marché noir, c’est que les adoptions interreligieuses étaient interdites. Or, les enfants à adopter étaient plus nombreux du côté catholique. Les parents savaient-ils qu’ils adoptaient un enfant né d’une mère catholique ? Ce n’est pas clair, dit l’artiste.

« C’est un intéressant croisement de deux solitudes, ici dans cet édifice. Ce n’était pas illégal d’acheter un bébé. Ce qui l’était, ce sont les faux documents qui ont été produits. » Passeurs de bébés, avocats, médecins et exploitants illégaux de maternités ont été arrêtés lors du démantèlement de ce réseau.

Aujourd’hui, Heidi Barkun se sent responsable de porter ces histoires que les familles adoptives ont pendant longtemps tenté de garder secrètes. « Ces personnes ont passé des années à essayer de trouver des informations sur leur adoption pour finalement se rendre compte qu’il n’y en a aucune. C’est aussi une histoire de secret. L’infertilité, c’est toujours de garder un secret. »

Jusqu’au 6 novembre à Projet Casa

Consultez la page de l’exposition sur le site de l’artiste