(Francfort) Des tableaux de forêts infinies, des aurores boréales, des glaciers éternels de l’Arctique, la nature sauvage éblouissante et des montagnes enneigées, c’est le Canada dont rêvent la plupart des Européens qui est représenté dans l’exposition Le Nord magnétique : imaginer le Canada en peinture 1910-1940.

Pour la première fois en Allemagne, ces œuvres du Groupe des Sept sont réunies et exposées en ce moment à Francfort au Schirn Kunsthalle, un des plus importants musées de la ville. Quatre-vingt-sept peintures et cinq films sont présentés dans cette exposition organisée pour souligner la participation du Canada comme invité d’honneur à la Foire du livre de Francfort, qui se tiendra du 20 au 24 octobre prochain.

Au début de l’exposition, les visiteurs sont impressionnés par la beauté des paysages, les couleurs sont vives, les lacs et rivières offrent des reflets bleutés. Dès la première salle, on y présente la réalité et le savoir-faire autochtones, avec le court métrage de Caroline Monnet Mobiliser, réalisé à partir des archives de l’Office national du film (ONF).

Le Groupe des Sept présente le paysage canadien rêvé, romantique, vaste et inhabité, la nature est son lieu de création, mais son concept de “terra nullius”, terre vierge et intacte, est aujourd’hui critiqué. Il était important d’apporter une nouvelle perspective historique et sociologique à travers le regard d’artistes autochtones comme Caroline Monnet et Lisa Jackson.

Martina Weinhart, conservatrice et commissaire de l’exposition

« Je voulais aussi que les visiteurs soient sensibilisés dès le début de l’exposition par ces questions d’identité et de territoire autochtones. Oui, nous sommes subjugués par l’immensité des paysages, mais en même temps, on prend conscience des problématiques autochtones tout en découvrant la nature, sous toutes ses formes, pittoresque », analyse la conservatrice de l’exposition du Schirn Kunsthalle, qui a été organisée en partenariat avec le Musée des beaux-arts du Canada et le Musée des beaux-arts de l’Ontario.

PHOTO SCHIRN KUNSTHALLE, FOURNIE PAR LE MBAC

Deux œuvres d’Emily Carr : à droite, Blunden Harbour, 1930 ; à gauche, Grand Corbeau, 1931

C’est en 1920 à Toronto que le Groupe des Sept a été fondé. Ce collectif de peintres composé de Lawren Harris, Franklin Carmichael, Frederick Varley, J. E. H. MacDonald, A. Y. Jackson, Arthur Lismer et Franz Johnston s’est aventuré dans des régions éloignées du nord de l’Ontario, dans les montagnes Rocheuses et jusqu’en Arctique, à la recherche d’authenticité. Ces peintres souhaitaient donner une vision moderne du paysage canadien et en faire une identité nationale. Les artistes Tom Thomson et Emily Carr font aussi partie de l’exposition ; s’ils ne sont pas officiellement membres du Groupe des Sept, ils en ont été très proches.

« Le Groupe des Sept regroupe des peintres connus pour leurs tableaux emblématiques des paysages canadiens. L’exposition présente des tableaux réalisés entre 1910 et 1940, une période importante dans la construction de la nation et dans l’industrialisation du pays », explique Isabelle Corriveau, directrice des expositions et du rayonnement du Musée des beaux-arts du Canada.

Ces œuvres sont des ambassadrices pour notre pays, car il y a une vraie fascination des Européens pour nos vastes paysages.

Isabelle Corriveau, directrice des expositions et du rayonnement du Musée des beaux-arts du Canada

Lors de notre passage, nous avons croisé des visiteurs allemands émerveillés par la beauté du Canada. « Les paysages canadiens sont magnifiques et ça fait du bien à l’âme de voyager grâce à cette exposition », confie Daniela Cordua, une Francfortoise, ravie de pouvoir enfin retourner au musée, car les établissements étaient fermés depuis le 1er novembre. « Ça donne vraiment envie d’aller au Canada, on rêve des grands espaces ! », s’exclame une jeune femme devant le tableau de Tom Thomson qui représente un paysage coloré d’automne.

La conservatrice Martina Weinhart aime particulièrement les tableaux de Lawren Harris, qui a peint des icebergs monumentaux dans le cadre d’une expédition de deux mois dans l’Arctique au cours de l’été 1930. C’est d’ailleurs une de ces toiles, Icebergs, Davis Strait, qui figure sur la couverture du catalogue de l’exposition et c’est son œuvre Mont Lefroy qui se retrouve sur l’affiche. On la voit partout dans Francfort, l’affiche assurant la promotion de l’exposition qui a débuté le 11 mars, jour de réouverture des musées en ces temps de pandémie. L’exposition, qui devait commencer le 5 février, est prolongée jusqu’à la fin d’août, puis sera accueillie à l’automne à Rotterdam, aux Pays-Bas.

« J’aime beaucoup les aurores boréales de Tom Thomson et de J. E. H. MacDonald, très romantiques », avoue la conservatrice Martina Weinhart. « Les Allemands aiment le Canada et ils rêvent de parcourir l’immensité du pays, et de s’imprégner de la nature », dit-elle, amusée.

Chaque année, le pays qui est l’invité d’honneur à la Foire du livre de Francfort a la chance de faire découvrir au public allemand les arts et la littérature de son pays, mais aussi de donner envie de le visiter. Même si de très nombreux événements ont été annulés pour cause de pandémie, avec cette exposition majeure, c’est mission accomplie.

Former son identité

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Caroline Monnet

L’artiste multidisciplinaire Caroline Monnet présente dans la rotonde extérieure du musée Schirn Kunsthalle l’installation vidéo Transatlantique. L’artiste d’origine algonquine par sa mère et française par son père a traversé l’Atlantique dans un cargo, de l’Europe jusqu’à Montréal, où elle vit. Elle présente également Mobiliser, un court métrage réalisé à partir d’archives de l’Office national du film qui rend hommage au savoir-faire autochtone.

Q. Vous avez traversé l’Atlantique en cargo et réalisé Transatlantique, une installation vidéo dans laquelle vous montrez d’immenses images de l’océan Atlantique, du ciel, du navire, du port industriel qui se succèdent, avec des sons de radiofréquence, de code morse et de sirène.

R. Je suis partie du port industriel à IJmuiden, aux Pays-Bas. J’étais la seule femme à bord, l’équipage était polonais, le bateau transportait de l’acier. Un voyage comme ça est transformateur. L’expérience est très émotive et physique. On se sent toute petite au milieu de l’océan, il n’y a aucun point de repère, on voit juste une ligne d’horizon. C’est toujours la même vue, mais la couleur du ciel change, tout comme celle de l’eau. Je voulais montrer les états par lesquels je suis passée, de la sérénité à l’ennui, de l’anxiété à la peur lorsqu’il y a eu des vagues de 14 m, il y a eu aussi des moments de nausée, puis de calme. On passe à travers tous ces états dans cette traversée qui a duré 22 jours.

IMAGE CAROLINE MONNET, FOURNIE PAR CAROLINE MONNET

Image tirée de la vidéo Transatlantique

Q. Le projet est né de votre propre histoire ?

R. Oui, on dit toujours que l’identité est intrinsèque au territoire, mais comment se forme-t-elle quand on vient de deux territoires distincts, la France pour mon père et le Canada pour ma mère ? L’océan Atlantique est devenu un point de rencontre pour les deux côtés de mes ancêtres. J’ai grandi autant en France, en Bretagne, qu’au Québec, en Outaouais. Je voulais explorer cette idée de communication entre deux cultures très différentes et le manque de communication. Mon père a débarqué au Canada à la fin de sa vingtaine, laissant un pays derrière lui ; on pense à toutes ces vagues d’immigrants qui ont laissé leur vie pour aller vers l’inconnu, il y a quelque chose de mythologique. Après il y a la route des colons qui ont colonisé mes ancêtres algonquins ; l’océan Atlantique devient alors un symbole plus traumatique.

PHOTO NORBERT MIGULETZ, SCHIRN KUNSTHALLE FRANKFURT

Des extraits de l'installation Transatlantique de Caroline Monnet

Q. Dans Mobiliser, vous montrez tout le savoir-faire autochtone.

R. On y voit dans des images d’archives des autochtones fabriquer des canots, des raquettes, mais aussi construire des gratte-ciels, car les autochtones sont des parties prenantes de notre société canadienne. C’est important de briser les idées préconçues que les Européens peuvent avoir des Premières Nations du Canada, car elles ne correspondent pas à la réalité. Il faut regarder ce qui se passe vraiment. Le Groupe des Sept représente le Canada comme « terra nullius », les paysages sont majestueux, le pays industrialisé et avant-gardiste, cette image du Canada perdure, mais il y a toute une réalité d’un pays du tiers-monde dans notre cour arrière. C’est important de mettre ces questions au premier plan.