« Vivre, c’est conjuguer sans arrêt tous les âges de la vie en soi-même », a dit Edgar Morin. Pour cette série estivale, La Presse a demandé à de jeunes artistes quelle personnalité d’une autre génération ils ou elles aimeraient rencontrer. Pour discuter de leur expérience de travail, des secrets pour durer, des pièges à éviter dans leur métier. Afin de créer un pont entre les générations. Aujourd’hui, Émilie Bierre discute avec Michèle Deslauriers.

À 17 ans, Émilie Bierre a déjà… 12 ans d’expérience ! La jeune comédienne a choisi de discuter avec Michèle Deslauriers, qu’elle a connue alors qu’elle était « toute petite », sur le tournage des Beaux malaises. Un lien professionnel s’était noué avec l’actrice qui joue sa grand-mère dans la série de Martin Matte. « Nous n’avions pas tant de scènes ensemble. Je trouvais intéressant de la revoir pour discuter de façon plus personnelle », dit l’actrice, en vedette dans Le guide de la famille parfaite, actuellement en salle.

Michèle Deslauriers : Quand je t’ai connue en tournage, Émilie, tu m’as tout de suite impressionnée. Je t’ai trouvée bonne, naturelle et disciplinée. Tu me faisais penser à ma fille Caroline [Dhavernas], qui a commencé à faire du doublage à 8 ans. On oublie parfois que l’industrie demande à des enfants de faire un travail d’adulte. Ceux qui réussissent doivent être très bien entourés et conseillés. Comme tu l’es avec tes parents, ta famille [sa mère, Tatiana Renard, l’accompagnait lors de l’entrevue avec La Presse].

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Michèle Deslauriers

Émilie Bierre : Ça prend un bon cadre pour bien jumeler le travail avec les études, trouver un équilibre entre les deux. Je n’ai jamais eu de coach de jeu, car j’ai toujours travaillé avec des réalisateurs, comme Francis Leclerc ou Nathalie Saint-Pierre, qui étaient comme des professeurs pour moi.

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Émilie Bierre

M. D. : Aujourd’hui, le milieu est beaucoup mieux adapté pour les enfants qu’à mes débuts. Il y a des agences spécialisées pour les enfants acteurs. Quand j’ai commencé, à la fin des années 1960, personne n’avait d’agent...

E. B. : C’est vrai ? Il n’y avait pas d’agents pour les comédiens adultes ?

M. D. : Non, je partais seule cogner aux portes des réalisateurs à Radio-Canada. « Bonjour, monsieur, je suis une jeune comédienne diplômée du Conservatoire... Auriez-vous un rôle pour moi ? » Et de me faire répondre bêtement : « Non, continuez à suivre des cours ! » Les premières agences à Montréal ont ouvert lorsque j’avais autour de 35 ans. Puis elles se sont multipliées dans les années 1980 et 1990.

E. B. : C’est fou, j’ai commencé directement en agence. Aujourd’hui, les jeunes qui n’ont pas d’agent ni d’expérience peuvent toujours se présenter à des auditions ouvertes et décrocher un rôle.

M. D. : Avec les caméras des téléphones, votre génération a l’habitude de se voir à l’écran, de se filmer. Quand j’étudiais au Conservatoire, les cours de jeu à la caméra n’existaient pas. Un acteur débarquait dans un studio télé en ne sachant pas trop comment ça fonctionne, une caméra, un plan, un cadrage... On apprenait sur le tas.

E. B. : Ça devait être difficile de trouver du travail ?

M. D. : Je me souviens d’une rencontre avec un patron de Télé-Métropole [le canal 10 était l’un des deux seuls diffuseurs à l’époque]. J’étais allée le voir avec une amie comédienne. Nous sommes arrivées au milieu de l’après-midi... le patron était déjà en train de boire avec une pin-up dans son bureau, la porte fermée. Il nous a dit : « Bonjour, les petites filles, vous cherchez du travail », avant de se lancer sur nous en tournant autour de son bureau et en nous criant : « Embrassez-moi le nombril ! »

E. B. : Cela peut sembler drôle, absurde, raconté comme ça, mais c’est bouleversant !

M. D. : C’est une agression ! Même si c’était exceptionnel, ça reste un traumatisme quand ça arrive.

E. B. : Une chance que de tels comportements ne passent plus. Il y a une norme, une limite à ne pas franchir. On ne tolère plus ça en 2021. Même si personne n’est à l’abri pour toujours. Par chance, le monde a évolué et dénonce ces comportements inacceptables. Or, ce n’était pas plus acceptable il y a 40 ans.

M. D. : Sauf qu’à l’époque, si tu ne le tolérais pas, tu ne travaillais pas. Sans parler des metteurs en scène autoritaires, colériques. Je me souviens d’une grande actrice, plus vieille que moi, avec qui je répétais dans une pièce dirigée par Sébastien [Dhavernas, son mari]. Elle trouvait que Sébastien n’était pas assez méchant. « J’ai hâte qu’il sorte son fouet ! », disait-elle. Pour elle, c’était stimulant de se faire « fouetter »...

E. B. : En tout cas, avec moi, ça ne marcherait pas. Absolument pas. Je vois des modèles de femmes qui font partie de divers mouvements pour empêcher que ces situations se reproduisent. Et je suis reconnaissante envers les femmes avant moi qui ont pris leur place dans l’industrie. Et qui ont eu le courage de balayer le chemin pour faire en sorte qu’une jeune actrice se sente plus en sécurité au travail.

M. D. : Votre difficulté aujourd’hui, c’est d’endurer la haine sur les réseaux sociaux. Se faire menacer ou traiter de tous les noms à cause d’un rôle, d’une opinion. Je n’aurais pas pu vivre avec ça à 20 ans.

E. B. : D’où l’importance d’être bien encadré dans le métier. Sur les tournages, je suis en contact avec des gens plus vieux chaque jour. Je suis consciente qu’il existe une coupure entre les générations sur certains sujets : les dénonciations, l’identité sexuelle et de genre, par exemple. Or, dans ma tête, je ne vois pas un si gros fossé. À mon sens, tu deviens vieux le jour où tu cesses d’être curieux, de vouloir apprendre, car tu ne veux pas changer ta façon de voir les choses. Mais ce n’est pas vrai que toutes les vieilles personnes entrent dans ce moule.

M. D. : Ce que tu dis me fait penser à mes débuts dans la Ligue nationale d’improvisation avec Robert Gravel. Après une ou deux saisons, Robert a demandé à Janine Sutto d’être coach pour une équipe de la LNI, alors un nouveau concept au théâtre. Janine a tout de suite embarqué ! La saison suivante, Robert a demandé la même chose à Janette Bertrand. Malgré l’âge, ces deux femmes ont su rester ouvertes aux propositions des plus jeunes. Au désir d’apprendre. Moi, j’apprends beaucoup de votre génération, Émilie.

La Presse : Vous apprenez quoi ?

M. D. : Leur façon de voir les choses de la vie. Leur détente dans le travail, leur calme dans leur détermination. En voyant Émilie jouer, je vois une confiance, une sérénité. Deux choses que je n’avais pas à 20 ans.

E. B. : Je suis nerveuse à l’intérieur... [rires]

M. D. : Mais tu arrives à contrôler ta nervosité et tu plonges !

La Presse : Est-ce que vous conseillez à Émilie de suivre des cours dans une école de théâtre ?

M. D. : C’est tellement différent, le théâtre, par rapport au cinéma et à la télé. Tu dois avoir le goût de vivre l’instant présent devant un public à l’écoute. Tu ne peux pas te reprendre. Il n’y a pas de deuxième prise...

E. B. : Je ne souhaite pas faire de théâtre. Je pourrais suivre une formation sur une technique de jeu pour aborder un rôle en particulier. J’aime le jeu naturel, plus intimiste, moins projeté qu’au théâtre. Je ne pense pas être faite pour la scène...

M. D. : Mais tu as aussi des théâtres de poche où tu peux parler comme tu parles dans ton salon. Il y a toutes sortes d’expériences théâtrales. C’est simplement une autre énergie. Tu m’as déjà dit que tu écris aussi des scénarios, que tu as envie de passer de l’autre côté de la caméra. Est-ce que ça fait toujours partie de tes projets ?

E. B. : Je veux continuer mon métier d’actrice avant tout. Puis réaliser et scénariser des films parallèlement. J’ai une idée de court métrage. Plus tard, j’aimerais tourner un long métrage. J’aime beaucoup l’écriture et la technique, le côté montage. Si je peux faire les deux, jouer et réaliser, ce serait mon rêve ! Même si tout le monde me dit que le premier film ne sera pas bon...

M. D. : Pas nécessairement. Xavier Dolan a réalisé J’ai tué ma mère à ton âge...

Note : les propos ont été édités par souci de concision.