Le moins qu’on puisse dire d’Eric Salobir, c’est qu’il bouscule les idées reçues. Prêtre dominicain, cet ex-banquier et geek avoué est conseiller technologique du Vatican, mêle virtuel et spirituel, parle des haut-parleurs intelligents comme de petites divinités domestiques, compare l’arrivée de ChatGPT à celle de l’écriture il y a 5200 ans. Oui, les technologies vont nous changer, estime-t-il, mais ce sera en mieux si nous arrivons à les contrôler. La Presse a rencontré le penseur français de 53 ans lors de son passage récent à Montréal, dans le cadre du ProLab CSF, organisé par la Chambre de la sécurité financière.

Première question de curiosité. Est-ce contradictoire d’être prêtre dominicain et geek ?

En fait, ça ne l’est pas du tout. La tradition de l’ordre dominicain depuis le Moyen Âge a été d’être très proche des sciences, donc maintenant des technologies. On a toujours été des penseurs qui bousculaient un peu les choses. C’est un peu dans l’ADN de la famille.

Vous comparez Silicon Valley et Uruk, où l’écriture aurait été inventée il y a 5200 ans…

C’est aussi important. Et dans cette révolution-là, l’arrivée de ChatGPT va être aussi puissante que l’arrivée du protocole internet. Ce n’est pas tant une révolution industrielle, même si elle change l’économie, l’industrie, les professions, mais c’est avant tout une révolution épistémologique, une révolution du savoir, de la connaissance. On le voit avec ChatGPT, c’est aussi une révolution du langage. L’écriture a été une façon de consigner le langage et de permettre aux gens de ne pas être obligés de tout apprendre et d’avoir du temps pour comprendre. Ça fait une différence fondamentale. Il y a l’écriture et puis, quelques millénaires plus tard, les caractères mobiles de l’imprimerie avec Gutenberg qui rendent la production de livres beaucoup moins chère. Ça permet de disséminer le savoir de façon fantastique, c’est un gage d’inclusion sociale.

Mais beaucoup d’êtres humains se sentent au contraire dépossédés, déboussolés par cette révolution numérique. Vous affirmez pourtant qu’il n’y a rien d’inéluctable dans cette perte de sens, que « la technologie est un bon serviteur, mais un mauvais maître ».

C’est ce qu’on dit d’habitude de l’argent. Vous avez mis le doigt sur l’élément clé : serons-nous des serviteurs ou des maîtres ? Dans toute transformation, on voit d’abord ce qu’on perd, et ensuite on découvre ce qu’on gagne. Oui, il y a des choses qui vont se détruire. Quand on est passé d’une civilisation de l’oralité à celle de l’écrit, on a perdu énormément en mémoire, mais on a aussi gagné en compréhension. Chaque fois qu’on perd quelque chose, on gagne quelque chose par ailleurs. La question est de faire en sorte que le gain soit toujours supérieur à la perte.

Socrate lui-même était contre l’écriture…

Il disait qu’elle allait donner accès à une information à plein de gens qui n’auraient pas la possibilité de dialoguer, on ne serait pas sûr qu’ils auraient compris. D’un côté, c’est vrai, mais de l’autre, me rappelait le philosophe Michel Serres avec un petit sourire un peu malicieux, l’écriture, ça nous a quand même bien servis. Quand on voit en ce moment les IA génératives comme ChatGPT ou Midjourney, certains vont dire qu’il n’y a plus besoin de Photoshop ou de photographes. Ce genre de situation s’est déjà produite : regardez ce qui s’est passé lors de l’apparition de la photographie. La peinture avait le monopole de la représentation du réel. Le figuratif a disparu, des mouvements comme l’impressionnisme sont apparus. On n’aurait jamais eu Kandinsky et Picasso si la photo n’avait pas existé. La photo elle-même est devenue un art : on a gagné sur les deux tableaux.

À quoi ChatGPT pourrait-il donner naissance ?

Ça va nous permettre de démultiplier nos capacités. On peut penser que ça va nous remplacer, qu’il y aura des licenciements, mais on fait tous une partie de boulot qui peut être remplacée par un robot. Ce travail, on pourrait le déléguer et se concentrer sur l’essentiel. Avec la Chambre de sécurité financière, devant un parterre de conseillers financiers, je leur ai dit que ça ne va pas nous remplacer. Ça va remplacer tous les moments où vous êtes collé à votre ordinateur. Vous, vous n’avez qu’à regarder votre client dans les yeux, le comprendre, le rassurer, l’accompagner, être avec lui. C’est un peu mettre l’humain, et la relation humaine, beaucoup plus au cœur.

Iriez-vous jusqu’à dire que la technologie peut nous rendre de meilleurs humains, avec une meilleure spiritualité ?

Pour ce qui est de la spiritualité, là aussi, la technologie est un peu ambivalente. Le danger quand vous voyez les HomePods et toutes ces enceintes connectées, c’est de les voir comme de nouveau dieux Lares, ces petites divinités du foyer qui défendaient la maison. Ce n’étaient que des statues, il fallait vraiment y croire. Mais maintenant, comme c’est connecté à votre système de domotique, d’alarme, à votre téléphone, quand ça bippe pour vous envoyer un message quand les enfants sont rentrés de classe, ben finalement, ça vous protège un peu. Le danger, c’est que ces technologies soient vues de plus en plus comme des espèces de totems dans lesquels on met du pouvoir, et finalement on se place un peu sous leur protection. On pourrait se retrouver sous la coupe de la technologie sans s’en apercevoir.

Il faut donc la désacraliser ?

Tout à fait. Ce n’est pas parce que la place des religions n’est plus du tout la même dans nos sociétés nord-occidentales qu’il faut imaginer qu’on a perdu le sens du sacré. Cette quête existe toujours, simplement elle va prendre plein de formes différentes. Même si on sait très bien que notre téléphone n’est pas magique, c’est tellement bluffant qu’on se laisse embarquer là-dedans. La question est de savoir comment on reprend la main, en se disant : “C’est un outil pour moi.” Comment je vais l’utiliser pour être plus en contact avec les autres, pour me dégager du temps, prendre de vraies décisions ? Si ces assistants virtuels prennent toutes les petites décisions pour moi, et me permettent de me concentrer sur les grands enjeux de ma vie, c’est super. Mais c’est une question de volonté. Il faut reprendre constamment le pouvoir sur nos technologies.

Pour des considérations de concision et de clarté, cette entrevue a été remaniée.