Une approche qui n’entraîne aucune nouvelle taxe, aucun financement public et qui oblige Facebook et Google à verser des redevances aux médias pour l’utilisation de leurs contenus. Cette voie, c’est celle que l’Australie a adoptée et qu’un organisme représentant les principaux médias écrits, Médias d’info Canada, souhaite voir importer au pays. L’organisme a invité ce jeudi le gouvernement canadien et les partis politiques à s’engager en ce sens. La « solution australienne » pourrait rapporter jusqu’à 620 millions annuellement.

Revenus

Le modèle économique des médias, au Canada comme partout dans le monde, est malmené par l’efficacité redoutable des plateformes numériques à attirer les revenus publicitaires. Ici, rappelle Médias d’info Canada, c’est 80 % de tous ces revenus en ligne qui sont contrôlés par Facebook et Google. Or, de nombreux experts estiment que ce modèle économique repose en bonne partie sur la rediffusion que font ces plateformes de contenus produits par les médias, sans toutefois qu’elles leur versent des redevances. « Publier de vraies nouvelles coûte de l’argent, et Google et Facebook – deux des plus grandes entreprises du monde – ne peuvent continuer à être autorisées à faire du resquillage sur le dos des éditeurs de médias d’information canadiens qui produisent des contenus d’actualité, sans que ces derniers soient compensés de manière équitable », a expliqué dans un communiqué, jeudi, Jamie Irving, vice-président de la société d’édition Brunswick News Publishing et président du groupe de travail de Médias d’info Canada. Divers pays, notamment la France, le Royaume-Uni, l’Espagne et l’Australie, ont adopté des réglementations pour forcer une redistribution des revenus. De tous ces modèles, c’est celui de l’Australie que Médias d’info Canada estime le plus approprié ici. Ses membres, grands médias, journaux locaux et multiculturels, représentent 90 % du lectorat.

La presse écrite au Canada

3100 journalistes

Des pertes de revenus estimées entre 500 et 600 millions par an d’ici 2023

Hausse du lectorat numérique des médias de 81 % depuis 2017

Revenus numériques de 7,5 milliards pour Google et Facebook

INFOGRAPHIE LA PRESSE

La solution australienne

Le 31 juillet 2020, l’Australian Competition and Consumer Commission (ACCC) a publié un code dans le but de « remédier aux défaillances du marché » concernant les revenus publicitaires. La loi, farouchement combattue par Google et Facebook depuis, devrait entrer en application à la fin de 2020. En voici les points principaux.

– Extension des droits de propriété intellectuelle, qui interdit aux plateformes numériques comme Google et Facebook d’afficher le contenu des médias sans en avoir d’abord négocié l’accès.

– Regroupement des éditeurs de contenu pour négocier collectivement les droits d’accès.

– Après 90 jours de négociations, arbitrage obligatoire de 45 jours. Un arbitre choisit entre les deux offres soumises par les médias et les plateformes.

– Interdiction à Google et Facebook d’exercer des représailles, par exemple en supprimant le contenu d’un éditeur.

– Divulgation obligatoire par les plateformes numériques des données recueillies sur l’audience des éditeurs.

– Amendes pouvant aller jusqu’à 10 % des revenus de la plateforme numérique pour chaque violation de la réglementation.

La proposition canadienne

En reprenant l’essentiel de la réglementation australienne, Médias d’info Canada propose une version canadienne, notamment la création d’une « agence fédérale de réglementation des médias numériques » pour « garantir l’équité des marchés ».

On souhaite notamment que cet organisme surveille les modifications techniques des algorithmes des plateformes numériques, qui pourraient pénaliser les médias récalcitrants et qui doivent faire l’objet d’un préavis de 28 jours auprès des éditeurs.

On demande en outre de permettre aux éditeurs de contrôler la modération des commentaires des utilisateurs sur leurs propres contenus, et de « briser la pile technologique » qui fait notamment en sorte que Google fait le lien entre vendeurs et acheteurs d’espaces publicitaires.

« L’Australie et le Canada ont plusieurs points communs, peut-on lire dans le rapport. Ils ont des géographies étendues, des centres de population disparates, un écosystème médiatique hétérogène et des provinces avec un fort sentiment d’identité régionale en plus de l’identité nationale. L’Australie et le Canada partagent un mélange comparable d’industries, et chaque pays s’est développé à partir d’un ensemble commun de lois et de coutumes. »

« Le processus peut être reproduit à la lettre, estime-t-on. S’il est répliqué, [il] nécessite 90 jours. »

Facebook et Google nient

« Ce rapport déforme le mode de fonctionnement de certains de nos produits, a réagi un porte-parole de Facebook par courriel. Les organismes de presse au Canada choisissent de publier leur contenu sur Facebook pour atteindre des abonnés potentiels, monétiser leur contenu et vendre plus de publicité. » Selon le numéro un mondial des réseaux sociaux, « il existe de nombreuses façons d’aborder ces questions complexes ». On assure vouloir « travailler avec les organismes de presse et le gouvernement pour trouver une solution ».

Même son de cloche du côté de Google, où on estime que les affirmations contenues dans le rapport, notamment celle selon laquelle le géant des moteurs de recherche devait des centaines de millions de dollars aux médias sont « décevante[s] et sans fondement ». « Le rapport de Médias d’info Canada déforme la manière dont l’internet a impacté la publication de l’information et ne tient pas compte de ceux qui n’ont pas réussi à transformer leur entreprise afin de s’adapter à ce monde numérique. […] Nous envoyons 5 milliards de visites aux sites web des éditeurs canadiens chaque année. […] Nous poursuivrons notre collaboration avec les gouvernements, les éditeurs et d’autres acteurs afin de garantir que le journalisme de qualité puisse prospérer au Canada dans les années à venir », a déclaré dans un courriel Sabrina Geremia, vice-présidente de Google Canada.

Réactions politiques

Dans son discours du Trône, le 23 septembre dernier, le gouvernement Trudeau avait été direct : « Les géants du web empochent l’argent des Canadiens et imposent leurs propres priorités. Les choses doivent changer et elles vont changer. » Invité à réagir jeudi à cette demande des médias, le ministre du Patrimoine canadien, Steven Guilbeault, a assuré à La Presse par courriel que son gouvernement restait « [engagé] envers la création d’un cadre réglementaire numérique complet et plus équitable au Canada ».

« Nous examinons actuellement les modèles adoptés dans d’autres juridictions, dont la France et l’Australie, concernant la rémunération appropriée des contenus d’information et travaillons à proposer des solutions adaptées au Canada, a-t-il précisé. Nous étudierons les recommandations émises dans le rapport. »

Du côté de l’opposition, le porte-parole conservateur dans ce dossier, Alain Rayes, tape du pied. « On est en attente depuis plusieurs mois, plusieurs années même pour que le gouvernement dépose un projet de loi pour voir ce qu’on peut faire devant cet envahissement des GAFA, a-t-il déclaré en entrevue téléphonique. On a une obligation de trouver des pistes de solution pour aider nos médias d’ici, c’est une question de choix démocratique. Ce que l’Australie propose est une solution. On a hâte de voir ce que le gouvernement va déposer pour qu’on puisse l’étudier en profondeur. »

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