Ils avaient tiré la sonnette d’alarme bien avant que la COVID-19 ne frappe. Mais la crise a tant exacerbé le phénomène de vampirisation du contenu journalistique et des revenus publicitaires par les géants du web que les dirigeants de salles de rédaction d’un bout à l’autre du pays exhortent en chœur le gouvernement Trudeau à taxer les GAFAM de ce monde.

« Seulement ce mois-ci, l’Australie et la France ont annoncé leur intention de faire en sorte que Google et Facebook paient leur juste part, plutôt que d’exploiter des échappatoires fiscales tout en récoltant des milliards de dollars aux dépens des producteurs de contenus originaux », écrivent dans une lettre ouverte 10 patrons de médias, dont ceux de La Presse, du Devoir, du Journal de Montréal, de Postmedia et du Globe and Mail.

« Nous, les éditeurs soussignés représentant la grande majorité des journaux québécois et canadiens, appelons Ottawa à suivre l’exemple de la France et de l’Australie », plaident-ils dans cette missive adressée au gouvernement du Canada qui a été publiée samedi dans les pages de la section Débats, ainsi que dans d’autres médias.

La situation est urgente puisque les entreprises médiatiques subissent d’énormes baisses de revenus publicitaires en raison de la pandémie de coronavirus.

Extrait de la lettre ouverte signée par 10 patrons de médias canadiens

D’après des données colligées, puis cartographiées, par un collectif, une centaine d’organisations médiatiques ont procédé à des compressions dans 11 provinces et territoires, depuis le début de la crise de la COVID-19. De la fermeture de journaux (dont 48 communautaires) aux mises à pied (Québecor, Torstar), en passant par des réductions salariales (La Presse), et jusqu’à la fin de l’impression d’éditions papier (quotidiens régionaux CN2i), le portrait est sombre.

> Consultez la carte élaborée par l'Observatoire du journalisme (en anglais)

« La situation était déjà critique, mais la pandémie accélère et amplifie des fragilités qui étaient déjà présentes », constate Colette Brin, professeure titulaire à l’Université Laval et directrice du Centre d’études sur les médias. Et selon elle, la crise est une occasion pour les gouvernements de discipliner les géants du web. « Le contexte fragilise aussi les grandes plateformes numériques ; elles sont montrées du doigt pour la désinformation et donc, elles doivent montrer qu’elles font partie de la solution », dit-elle à La Presse.

D’autant qu’une fois qu’une entreprise médiatique met la clé sous la porte, les chances qu’elle rouvre boutique sont plutôt minces. « C’est plus difficile de repartir quelque chose qui a fermé que de maintenir quelque chose en vie, analyse Mme Brin. Ce qu’on n’a pas, on finit par s’habituer à ne pas l’avoir. Il y a donc le risque économique, mais aussi social, à la disparition de médias. »

Impacts de la crise : quelques chiffres

50 : Nombre de médias qui ont fermé leurs portes de façon temporaire ou permanente

10 : Nombre de journaux qui ont éliminé leur édition papier, partiellement ou complètement

78 : Nombre de médias où il y a eu des mises à pied ou des pertes d’emplois

2053 : Nombre de travailleurs des médias (dans les salles de rédaction ou pas) qui ont été remerciés

(Sources : COVID-18 Media Impact Map for Canada, projet mené par J-Source, le Local News Research Project de l’école de journalisme de l’Université Ryerson et l’Association canadienne des journalistes)

« Nous étudions les recommandations »

À Ottawa, c’est le ministre du Patrimoine canadien, Steven Guilbeault, qui a réagi au plaidoyer.

« Nous nous sommes engagés à moderniser la Loi sur la radiodiffusion, pour [nous] assurer d’un environnement équitable dans lequel autant les joueurs étrangers – dont les géants du web – que nationaux qui bénéficient du secteur culturel canadien contribuent à la création de contenu local, l’offrent sur leurs plateformes et en font la promotion », a-t-il déclaré dans un courriel envoyé à La Presse.

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Steven Guilbeault, ministre du Patrimoine canadien

Nous étudions toujours les différentes recommandations du panel.

Steven Guilbeault, ministre du Patrimoine canadien

Au Bloc québécois, le député Martin Champoux demande au gouvernement de presser le pas dans l’élaboration de son plan. « On comprend que la crise a tout bousculé, mais il y avait une crise avant la crise. Il y a certainement des gestes qu’ils peuvent poser, des choses qu’ils peuvent faire en ce qui a trait aux mesures fiscales », a-t-il indiqué dans un entretien avec La Presse.

Dans le camp néo-démocrate, on rappelle qu’on tape du pied depuis un bon moment dans ce dossier, et on enjoint aux libéraux d’emboîter le pas à la France et à l’Australie « au lieu de mettre en danger la survie de nos médias », a fait valoir son chef, Jagmeet Singh.

« Face à une crise de santé publique sans précédent, les gens sont inquiets d’être mal informés si leurs médias sont affaiblis », a-t-il soutenu dans un courriel envoyé à La Presse.

« Un monde » de différence entre Québec et Ottawa

La coopérative de quotidiens régionaux CN2i, qui publie six quotidiens régionaux, dont Le Soleil à Québec, voit « un monde » de différence entre l’aide fédérale et l’aide du gouvernement du Québec depuis le début de la crise de la COVID-19.

Ottawa et Québec ont ajouté chacun 30 millions en dépenses publicitaires dans les médias pendant la crise du coronavirus. Québec a indiqué que 99 % de son budget publicitaire irait aux médias québécois, alors que la « vaste majorité » des dépenses fédérales en publicité iront dans les médias canadiens.

CN2i estime que les dépenses publicitaires fédérales dans ses six quotidiens régionaux « sont faméliques » depuis le début de la crise du coronavirus. « Nous n’avons même pas touché 10 000 $ dans chaque média de notre groupe de presse coopératif jusqu’à maintenant », dit Stéphane Lavallée, directeur général de CN2i.

On est très loin des investissements importants qu’on nous annonçait, alors que le gouvernement du Québec est proactif et créatif à ce chapitre. Entre Québec et Ottawa, il semble y avoir un monde.

Stéphane Lavallée, directeur général de CN2i

Idem pour les nouveaux crédits d’impôt sur le salaire des journalistes : le crédit d’impôt provincial sera versé en mai ou en juin, alors que les médias écrits admissibles devront attendre plus tard cet été, en août ou septembre, pour recevoir le crédit d’impôt fédéral.

« Le versement rapide du crédit d’impôt provincial va aussi nourrir notre encaisse à court terme et nous donner le temps d’élaborer notre plan de sortie de crise. On dirait que le gouvernement fédéral arrive très mal à mesurer l’impact de la crise sur les médias d’information. On parle, on promet des actions spécifiques pour les médias, mais nous ne voyons pas les actions concrètes », a indiqué Stéphane Lavallée.

Ottawa avait annoncé ce crédit d’impôt fédéral – qui couvre 25 % du salaire des journalistes admissibles jusqu’à un salaire annuel de 55 000 $, et qui commence pour l’année 2019 – à l’automne 2018, mais le comité indépendant chargé de déterminer quels médias écrits remplissent les critères d’admissibilité n’a été formé qu’à la fin de mars 2020. Ce comité indépendant présidé par Colette Brin devrait rendre ses premières décisions à la fin de mai ou au début de juin.

« Notre objectif demeure que les médias admissibles reçoivent les crédits d’impôt pour l’année fiscale 2019 le plus rapidement possible », a indiqué par écrit le cabinet du ministre Steven Guilbeault.

Avec les différents programmes d’aide gouvernementaux, CN2i estime avoir des fonds en quantité suffisante pour ses activités au moins jusqu’à la fin de l’année 2020, malgré la chute importante des revenus publicitaires (entre - 50 % et - 70 % en moyenne dans l’ensemble de l’industrie).