Elon Musk avait une demande. Quelques heures après avoir finaliséle rachat de Twitter pour 44 milliards US la veille, il a réuni des responsables des ressources humaines dans une « salle de crise » aux bureaux de l’entrepriseà San Francisco. Il leur a dit de se préparer à des licenciements massifs.

(San Francisco) Selon six personnes ayant connaissance de la discussion, les effectifs de Twitter devaient être réduits immédiatement et les personnes licenciées ne recevraient pas les primes devant être versées le 1er novembre.

Les cadres ont averti leur nouveau patron que son plan pourrait violer les lois sur l’emploi et rompre les contrats avec les travailleurs, ce qui entraînerait des poursuites contre l’entreprise, selon ces personnes. Mais l’équipe de Musk a affirmé qu’il avait l’habitude d’aller en justice et de payer des pénalités, et qu’il ne s’inquiétait pas de ces risques. Les services des ressources humaines, de la comptabilité et du contentieux de Twitter ont donc fait des pieds et des mains pour trouver le moyen de se conformer à son ordre.

Deux jours plus tard, Musk a appris à quel point ces amendes et ces procès potentiels pouvaient être coûteux, selon trois personnes. Les retards s’accumulaient également alors que les gestionnaires marchandaient sur le choix des employés à licencier. Il a décidé d’attendre après le 1er novembre pour supprimer ces emplois.

L’ordre de licenciements immédiats, la panique qui a suivi et la volte-face reflètent le chaos qui règne chez Twitter depuis que Musk a pris les rênes de l’entreprise, il y a deux semaines.

L’homme de 51 ans a débarqué avec des idées sur la façon dont l’entreprise devrait fonctionner, mais sans plan global pour les mettre en œuvre. Il s’est ensuite rapidement heurté aux complexités commerciales, juridiques et financières de la gestion d’une plateforme qualifiée de place publique mondiale.

Les retombées ont souvent été catastrophiques, selon 36 employés actuels et anciens de Twitter, des personnes proches de l’entreprise, des documents internes et comptes rendus de discussions internes. Certains cadres supérieurs ont été sommairement licenciés par courrier électronique. Un responsable de l’ingénierie, à qui l’on a demandé de licencier des centaines de travailleurs, a vomi dans une poubelle. D’autres, complètement débordés, ont dormi au bureau pour répondre aux ordres de Musk.

Twitter, qui subit des pressions financières dues à l’endettement et au ralentissement de l’économie, est désormais méconnaissable par rapport à ce qu’il était il y a un mois. La semaine dernière, Musk a licencié 50 % des 7500 employés de l’entreprise. Les démissions de cadres ont continué. La désinformation a proliféré sur la plateforme pendant les élections de mi-mandat de mardi dernier. Un projet clé visant à augmenter les revenus provenant des abonnements a éprouvé des difficultés. Certains annonceurs ont été choqués.

Musk, qui n’a pas répondu à une demande de commentaire, a déclaré aux employés lors d’une réunion jeudi que la situation de Twitter était sombre.

« Il y a un flux de trésorerie négatif massif, et la faillite n’est pas exclue », a-t-il déclaré, selon un enregistrement consulté par le New York Times.

Musk a ajouté que tous devraient travailler avec acharnement pour maintenir l’entreprise à flot. « Pour ceux qui sont capables d’y aller à fond et de jouer pour gagner, Twitter est un bon endroit, a-t-il dit. À ceux qui ne le peuvent pas, Twitter n’est pas pour vous. »

« Let that sink in ! »

Musk est arrivé dans les bureaux de Twitter à San Francisco le 26 octobre, trimballant un lavabo en porcelaine blanche. Il a tweeté « Let that sink in ! », expression populaire pour bien appuyer son intention de faire le ménage dans l’entreprise.

Leslie Berland, directrice du marketing de Twitter, a encouragé les employés à saluer Musk et l’a escorté dans les bureaux. Il a été vu en train de discuter avec les employés au café de l’entreprise.

Mais l’ambiance a rapidement changé. Le lendemain, Parag Agrawal, directeur général de Twitter, et Ned Segal, directeur financier, étaient au bureau, selon deux personnes au fait de la situation. Lorsqu’ils ont appris que l’acquisition de Twitter par Musk se concrétisait l’après-midi même, ils ont quitté le bâtiment, incertains de ce que ferait le nouveau propriétaire.

Agrawal et Segal ont rapidement reçu des courriels leur annonçant qu’ils avaient été renvoyés, ont déclaré deux personnes connaissant bien la situation. Vijaya Gadde, principal responsable juridique et politique de Twitter, et Sean Edgett, directeur juridique, ont également été congédiés. Edgett, qui se trouvait dans les bureaux de Twitter à ce moment-là, a été escorté vers la sortie.

Ce soir-là, Twitter a organisé une fête d’Halloween appelée « Trick or Tweet » pour les employés et leurs familles. Certains employés se sont déguisés et ont essayé de maintenir une ambiance festive. D’autres ont pleuré et se sont serrés les uns contre les autres.

Prise de contrôle de Twitter par Elon Musk

Un choc de  cultures

PHOTO MARY ALTAFFER, ASSOCIATED PRESS

Le bureau de Twitter à New York

Avec lui, Elon Musk avait amené ses propres conseillers, dont beaucoup ont travaillé dans ses autres entreprises, comme la société de paiements numériques PayPal et le constructeur de voitures électriques Tesla.

Le groupe s’est installé dans la « salle de crise », au deuxième étage d’un bâtiment rattaché au siège de Twitter. Ce local, que Twitter utilise pour fêter les annonceurs et les dignitaires qui dépensent beaucoup, est rempli de souvenirs de l’entreprise.

Parmi les conseillers figuraient les investisseurs en capital-risque David Sacks, Jason Calacanis et Sriram Krishnan, l’avocat personnel de Musk, Alex Spiro, son directeur financier, Jared Birchall, et Antonio Gracias, ancien directeur de Tesla. Des ingénieurs et d’autres personnes de Tesla, de Neuralink, jeune pousse d’interface cérébrale de Musk, et de Boring Co, sa société de construction de tunnels, se sont joints à eux.

Par moments, Musk a été aperçu avec son fils de 2 ans, X Æ A-12, dans les bureaux de Twitter, alors qu’il saluait les employés.

Lors des réunions avec les dirigeants de Twitter, Musk était direct. Lors de la réunion du 28 octobre avec les responsables des ressources humaines, il a déclaré vouloir réduire les effectifs immédiatement, avant la date du 1er novembre, date à laquelle les employés recevraient des primes de fidélisation.

Une équipe de Twitter a commencé à créer un modèle financier pour évaluer le coût des licenciements. Une autre a construit un modèle pour démontrer combien Musk pourrait payer en frais de justice et en amendes s’il procédait à des compressions rapides, selon trois personnes.

Le 30 octobre, Musk a appris que l’approche rapide pourrait coûter des millions de dollars de plus que de licencier des personnes avec leurs primes prévues. Il a accepté de retarder le processus, selon quatre personnes.

Un voyage à New York

Alors que les responsables de Twitter dressaient des listes de personnes à licencier, Musk s’est rendu à New York pour rencontrer des annonceurs, qui assurent l’essentiel des revenus de Twitter.

Lors de certaines réunions avec ces annonceurs, Musk a proposé un système permettant aux utilisateurs de Twitter de choisir le type de contenu auquel le service les expose — à l’instar de la classification des films —, ce qui implique que les marques pourraient alors mieux cibler leur publicité sur la plateforme. Il s’est également engagé à améliorer le produit et à personnaliser davantage les utilisateurs et les publicités, selon deux personnes ayant connaissance des discussions.

Mais ses efforts ont été compromis par le départ de deux cadres de Twitter établis à New York, Leslie Berland et Jean-Philippe Maheu, un vice-président chargé de la publicité. Ils étaient bien connus dans le milieu de la publicité.

Ces cadres de Twitter « entretenaient d’excellentes relations avec les plus hauts responsables du Fortune 500 — ils étaient incroyablement transparents et inclusifs », a déclaré Lou Paskalis, cadre publicitaire de longue date. « Ces qualités engendrent une confiance énorme, et ces qualités sont maintenant remises en question. »

Des marques telles que Volkswagen, General Motors et United Airlines ont déclaré qu’elles allaient interrompre leurs publicités sur Twitter pendant qu’elles évaluent la propriété de la plateforme par Musk.

L’après-coup

Alors que les licenciements se succédaient, les recruteurs du secteur de la technologie ont vu une occasion à saisir. Des cadres supérieurs de sociétés concurrentes telles que Meta et Alphabet (Google) ont envoyé des messages à certains des employés licenciés de Twitter, ont déclaré deux personnes ayant reçu ces documents.

Samedi dernier, les conseillers de Musk ont réalisé que les compressions étaient peut-être trop importantes, selon quatre témoins. Certains ont demandé aux ingénieurs, aux concepteurs et aux chefs de produit licenciés de reprendre leur ancien poste, ont indiqué trois personnes au courant des conversations. Le bulletin d’information technologique Platformer avait rapporté plus tôt cette démarche.

Chez Goldbird, la division des revenus de Twitter, l’entreprise a dû faire revenir ceux qui géraient les principaux produits générant de l’argent et que « personne d’autre ne sait comment faire fonctionner », ont déclaré des personnes connaissant le secteur. Un gestionnaire a accepté d’essayer de réembaucher certains employés licenciés, mais il s’est dit préoccupé par le fait qu’ils étaient « faibles, paresseux, non motivés et qu’ils pouvaient même être contre un “Elon Twitter” », ont déclaré deux personnes au courant de l’affaire.

Affrontement interne

Au sein de Twitter, certains employés sont entrés en conflit avec les conseillers de Musk.

Cette semaine, des responsables de la sécurité n’étaient pas d’accord avec l’équipe de Musk sur la manière dont Twitter devait remplir ses obligations envers la Federal Trade Commission. Twitter avait accepté un règlement avec la FTC en 2011 pour des violations de la vie privée, qui exige que l’entreprise soumette des rapports réguliers sur ses pratiques en la matière et accepte des audits.

Mercredi, un jour avant la date limite à laquelle Twitter devait soumettre un rapport à la FTC, Lea Kissner, responsable de la sécurité des informations, Damien Kieran, responsable de la protection de la vie privée, et Marianne Fogarty, responsable de la conformité, ont démissionné.

Dans des messages internes envoyés plus tard dans la journée, un employé a parlé de ces démissions et a laissé entendre que les examens internes de la confidentialité des produits de Twitter ne se déroulaient pas comme ils le devraient dans le cadre du règlement de la FTC.

Certains ingénieurs pourraient être tenus d’« autocertifier » que leurs projets sont conformes à l’accord, plutôt que de s’appuyer sur les évaluations des avocats et des cadres, un changement qui pourrait conduire à des « évènements majeurs », a écrit l’employé en question.

La FTC a déclaré qu’elle suivait l’évolution de la situation chez Twitter avec une « profonde inquiétude » et qu’« aucun PDG ou entreprise n’est au-dessus de la loi ». Musk a par la suite envoyé aux employés un courriel indiquant que Twitter se conformera à l’accord de la FTC.

Jeudi, d’autres cadres de Twitter ont démissionné, dont Kathleen Pacini, responsable des ressources humaines, et Yoel Roth, responsable de la confiance et de la sécurité.

Lors de la réunion avec les employés ce jour-là, Musk a tenté de faire preuve d’optimisme quant à l’avenir de Twitter.

« Twitter peut former un service incroyablement précieux pour le monde et être la grande place publique », a-t-il déclaré, notant que la plateforme devrait être un « champ de bataille d’idées » où le débat pourrait « prendre la place de la violence dans de nombreux cas ».

Cet article a été initialement publié dans The New York Times.

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