Les palmarès dévoilant la rémunération des hauts dirigeants sont appelés à changer. De nouvelles règles adoptées jeudi par la Securities and Exchange Commission (SEC) permettront aux entreprises de présenter ces informations de façon plus nuancée afin de mieux refléter la réalité.

Le gendarme boursier américain exigera à compter de décembre que les entreprises présentent annuellement un nouveau tableau faisant état de la rémunération « réelle » des dirigeants en excluant certains éléments, notamment l’attribution de titres non encore acquis (actions et options).

« Ça donnera une approximation beaucoup plus réelle de la rémunération », commente François Dauphin, PDG de l’Institut sur la gouvernance.

« On souhaitait associer une véritable relation entre la rémunération effectivement payée et la performance de l’entreprise, ce qu’il était impossible de faire avec la façon dont la divulgation est prévue actuellement. Un tableau nous donnera maintenant cette information beaucoup plus pertinente pour les investisseurs. »

Le grand patron de la Securities and Exchange Commission, Gary Gensler, soutient que l’organisation qu’il dirige reconnaît depuis longtemps la valeur de l’information entourant la rémunération des dirigeants.

Il affirme que les nouvelles règles « faciliteront » l’évaluation par les investisseurs de la prise de décision en regard des politiques de rémunération.

« Ça permettra aux investisseurs d’obtenir les informations cohérentes, utiles et comparables dont ils ont besoin pour évaluer les politiques », soutient-il par communiqué.

Des mesures de performance de l’entreprise devront apparaître dans le nouveau tableau exigé par la SEC, comme le rendement total pour les actionnaires ainsi que celui pour un groupe d’entreprises comparables.

En vertu des nouvelles règles, la SEC demande aussi aux entreprises de fournir une description claire de la relation entre la performance financière et la rémunération des dirigeants.

Bientôt au Canada ?

Si de telles règles sont adoptées aux États-Unis, François Dauphin dit qu’il faut s’attendre à ce que le Canada emboîte le pas dans les mois à venir, car les attentes des investisseurs sont les mêmes des deux côtés de la frontière.

Il voit évidemment d’un bon œil les changements à venir.

On est parfois scandalisé en voyant des montants, alors que dans la réalité, ces sommes ne se concrétiseront jamais.

François Dauphin, PDG de l’Institut sur la gouvernance

En 2015, la société pharmaceutique lavalloise Valeant (aujourd’hui connue sous le nom de Bausch Health) avait dévoilé une rémunération de 123 millions US pour ses cinq principaux dirigeants, en hausse de 100 millions sur un an en raison essentiellement de l’attribution de titres. « Mais l’action s’était écroulée cette année-là et les titres valaient zéro finalement », dit François Dauphin.

Il souligne également le cas de Nuvei où la rémunération des dirigeants a semblé « faramineuse » pour la première année en Bourse du fournisseur montréalais de solutions de paiement électronique. Surtout composée de primes en actions et d’options, la valeur déclarée de la rémunération du fondateur et PDG de Nuvei, Philip Fayer, a dépassé 140 millions l’année dernière.

Le cas Coveo

Le cas de l’entreprise québécoise Coveo est un autre exemple où la divulgation de la rémunération des dirigeants a récemment pu faire écarquiller les yeux au premier coup d’œil.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

La majorité de la rémunération totale du grand patron de Coveo, Louis Têtu, est liée à la valeur de ses options d’achat d’actions, qu’il ne pourra commencer à exercer avant que le titre de l’entreprise ne triple par rapport à sa valeur actuelle.

« Dans une situation comme la nôtre, la rémunération donne un résultat grossier », commente le directeur des affaires légales et corporatives chez Coveo, Jérémie Ste-Marie.

Il fait référence à la rémunération totale de 12,9 millions pour l’exercice 2022 du grand patron de Coveo dévoilée ce mois-ci dans la circulaire de direction de l’entreprise de Québec spécialisée dans l’intelligence artificielle appliquée au commerce électronique.

PHOTO ERICK LABBÉ, ARCHIVES LE SOLEIL

Louis Têtu, président du conseil et chef de la direction de Coveo

Sur les 12,9 millions de la rémunération totale attribués à Louis Têtu, 12 millions proviennent du calcul de la valeur de ses options d’achat d’actions, qu’il ne pourra commencer à exercer avant que le titre de Coveo ne triple par rapport à sa valeur actuelle.

Jérémie Ste-Marie affirme qu’il est rare de voir des options comme celles accordées à Louis Têtu, c’est-à-dire des « options de performance ».

Il y a un prix d’exercice et une période à respecter avant de les exercer. La différence avec une option traditionnelle est qu’un critère de performance d’entreprise est ajouté.

« C’est essentiellement lié au rendement des actionnaires par rapport au prix du premier appel public à l’épargne », dit Jérémie Ste-Marie. Louis Têtu ne touchera pas un cent avec ses options tant que les actionnaires n’auront pas réalisé au moins 30 % de rendement par rapport au prix initial de l’action à son entrée en Bourse.

Et même là, dit M. Ste-Marie, il touchera un cinquième de la valeur présentée dans les documents parce que les options sont réparties en cinq tranches égales.

Pour que Louis Têtu empoche ses derniers millions à l’aide d’options, les actionnaires ayant acheté des actions au prix initial de 15 $ — fixé lors du premier appel public à l’épargne — devront avoir obtenu un rendement de 300 % sur leur investissement.

L’action devra alors avoir atteint 45 $ alors qu’elle vaut aujourd’hui approximativement 6 $. Et si jamais l’action atteint 45 $, les options de Louis Têtu vont lui avoir rapporté 41,8 millions.

Inscrite à la Bourse de Toronto au prix initial de 15 $ en novembre dernier, l’action de Coveo a fortement reculé depuis, entraînée par la dévaluation généralisée des valeurs dans le secteur des technologies au cours des derniers mois.

Ce recul a été enregistré malgré la publication de performances trimestrielles bien accueillies par les analystes depuis l’entrée en Bourse il y a neuf mois.

Pour le premier trimestre de son année financière 2023, terminé le 30 juin dernier, l’entreprise a vu ses revenus bondir de 45 % par rapport à la même période l’an dernier, pour atteindre 26,5 millions US. Elle prévoit enregistrer au cours de l’exercice 2023 des revenus d’environ 110 millions US, comparativement à 86,4 millions US en 2022, une hausse de plus de 27 %.

Le déficit d’exploitation de 57 millions US chez Coveo à la fin de l’exercice 2022, en hausse par rapport aux 18 millions US de l’année précédente, s’explique principalement par l’expansion de ses activités, notamment en commercialisation et en recherche et développement. L’entreprise compte maintenant plus de 725 employés, dont 40 % sont actifs en recherche et développement.

Il comprend aussi un montant d’environ 11 millions US en lien avec l’engagement de l’entreprise d’appuyer des fondations dans le but de redonner à la communauté. Coveo s’est notamment engagée dans le programme Pledge 1 %.