Pour les amateurs d'art contemporain, le hall d'entrée du LHôtel dans le Vieux-Montréal n'a pas d'équivalent sur la planète: une dizaine de tableaux d'Andy Warhol y sont exposés. Dont un portrait du propriétaire des lieux, Georges Marciano. «Je l'ai gagné en misant dans une soirée de financement pour la lutte contre le sida», dit Georges Marciano en entrevue à La Presse Affaires.

Sous le crayon de Warhol, Georges Marciano a fière allure. C'était à la fin des années 80 et il était au zénith de sa vie professionnelle comme designer et haut dirigeant de Guess Jeans. Aujourd'hui, une partie de sa fortune est menacée, dont les immeubles achetés pour 83 millions dans le Vieux-Montréal qui ont fait de lui l'un des plus importants magnats immobiliers du quartier historique. Selon nos calculs, l'homme d'affaires qui aura 65 ans vendredi possède, par l'entremise de ses entreprises et de sa fiducie familiale, environ 6% de la valeur foncière du Vieux-Montréal.

«Le Vieux-Montréal est la combinaison de mes deux villes préférées, Marseille et Paris, mais en Amérique du Nord. J'aurais pu m'établir où je voulais dans le monde, mais je suis tombé en amour avec le Vieux-Montréal», dit Georges Marciano, qui adopte un ton calme et poli au cours de l'entrevue de plus d'une heure accordée à La Presse Affaires. Tiré à quatre épingles, l'excentrique homme d'affaires d'origine marseillaise passe régulièrement du français à l'anglais, qu'il maîtrise à la perfection après avoir vécu à Los Angeles de 1981 à 2006. «Los Angeles, c'est vide, il n'y a personne dans les rues», décrète-t-il. Ce n'est pas exactement ce qu'il répétait aux Californiens quand il a tenté de se présenter comme gouverneur de l'État en 2009, mais Georges Marciano n'en est pas à sa première contradiction.

Georges Marciano ne sort presque jamais du Vieux-Montréal. De sa résidence au dernier étage du LHôtel, il doit par contre se rendre souvent au palais de justice en raison d'un litige contre sept de ses ex-employés, qui ont obtenu un jugement civil de 260 millions en Californie pour diffamation et troubles émotionnels. Une victoire au goût amer: ils n'ont pas encore touché un sou, même si la fortune familiale de Georges Marciano valait au moins 175 millions US en 2009. Peut-être jusqu'à 500 millions, selon son ancien directeur de campagne électorale cité par le Los Angeles Times.

Le designer audacieux

Bien malin qui aurait pu lui prédire pareille fortune: quittant l'école à l'adolescence, il ouvre une boutique de vêtements avec ses frères. En 1981, il déménage aux États-Unis avec 5000$ en poche. Même s'il ne parle pas anglais, il choisit le nom de sa nouvelle entreprise sur un panneau publicitaire d'un fast-food en bordure de la route - «Guess Where's the Best Hamburger? Big Boy.» «Guess, je ne savais même pas ce que ça voulait dire, mais je trouvais que ça se disait bien dans toutes les langues», dit-il.

Un an et demi plus tard, ses frères Armand, Maurice et Paul viennent le rejoindre à Los Angeles. Ensemble, ils populariseront le jeans délavé. «Il existait en France, mais pas en Amérique du Nord. Nous sommes les premiers à avoir lavé le jean avec des pierres», dit Georges Marciano.

En 1993, Georges Marciano vend sa participation de 40% dans Guess à ses frères pour 240 millions. Il ne regrette pas son départ de Guess, aujourd'hui cotée en Bourse et dirigée par son frère Paul Marciano (qui n'a pas rappelé La Presse Affaires). «Je voulais fonder une famille, j'ai profité de la vie, j'ai beaucoup voyagé», dit Georges Marciano, qui a dirigé une autre marque de jeans, Yes, dans les années 90 malgré des démêlés judiciaires avec Guess au sujet de l'utilisation de son nom. À son départ en 1996, Yes est déjà en difficulté financière et fera faillite 

l'année suivante.

Après la mode, Georges Marciano s'intéresse à l'immobilier et à l'art contemporain. Son château de 20 000 pieds carrés à Beverly Hills est une destination prisée des touristes à la recherche de maisons de vedettes. Évaluée à 36 millions de dollars en 2009, sa collection d'art contemporain compte des centaines d'oeuvres, incluant 25 tableaux d'Andy Warhol. À Montréal, Georges Marciano expose certaines de ses oeuvres au Vieux-Port, à son LHôtel et au Musée des beaux-arts de Montréal, où il a prêté des sculptures de Jim Dine, Jaume Plensa et César Baldaccini. «Nous sommes ravis de les garder, car ce sont de très belles pièces. M. Marciano possède l'une des belles collections à Montréal», dit Stéphane Aquin, conservateur de l'art contemporain du musée.

Le «serpent» du palais de justice

«Cet homme est un serpent», a déclaré la juge Elizabeth White de la Cour supérieure du comté de Los Angeles en pleine salle d'audience.

Au cours de sa vie, Georges Marciano a été un abonné des palais de justice de l'Amérique du Nord en entier. Mais le «serpent» - un titre faisant référence à son habileté à se défiler - ne s'est jamais battu avec autant d'acharnement en cour que contre sept de ses ex-employés.

En 2006, les soupçonnant d'avoir détourné 1,4 million de dollars, Georges Marciano met les autorités à leurs trousses, alertant le FBI, le fisc fédéral, la police de Beverly Hills et celle de Los Angeles. Comme il connaît le shérif de Los Angeles Lee Baca - il versera plus tard 100 000$ à ses oeuvres caritatives -, le dossier Marciano est traité en priorité. «Je n'ai jamais passé autant de temps et d'efforts sur une enquête au cours de ma carrière», a témoigné le policier Alex Gilinets, responsable de l'enquête.

Les autorités ne trouvent rien contre les ex-employés de Georges Marciano, qui les a poursuivis en 2007 pour récupérer son argent. Mais les ex-employés répliquent avec leur propre poursuite pour diffamation et troubles émotionnels. Sous serment, ils le décrivent comme un homme généreux, mais d'humeur changeante et qui prend une quantité importante de médicaments. La situation a empiré après son divorce tumultueux en 2004. «Il était très déprimé, son moral connaissait des hauts et des bas», a dit Miriam Choi, sa responsable de la tenue de livres durant 17 ans.

Durant le litige civil, le cofondateur de Guess change 17 fois d'avocat et ne soumet certaines informations qu'après insistance du tribunal, si bien que la juge Elizabeth White interdit à son avocat de faire des représentations et de contre-interroger les témoins. Elle lui permet de témoigner brièvement.

Le jury civil accorde 260 millions aux employés, une somme confirmée par la Cour supérieure de la Californie le 2 octobre 2009. Quatre jours plus tard, Georges Marciano transfère l'essentiel de sa fortune - un diamant de 85 carats pour sa fille (16 millions), ses montres (5 millions), sa collection d'art (36 millions), ses immeubles à Montréal (83 millions) comme à Los Angeles (33 millions) - de ses sociétés à sa fiducie familiale établie à Montréal. Une décision qui, selon lui, n'a rien à voir avec ses dettes envers ses ex-employés. «Je suis vieux jeu: tout ce que je fais, c'est pour mes enfants. C'est la mentalité française, mais peu d'Américains pensent comme ça», dit Georges Marciano, dont la fortune personnelle a été évaluée à 175 millions par son comptable en août 2009.

Incapables de se faire payer, ses ex-employés mettent Georges Marciano en faillite aux États-Unis. L'automne dernier, le feuilleton judiciaire s'est transporté à Montréal, où Georges Marciano s'est établi depuis 2006 avec sa conjointe Sascha Romer, une Montréalaise de 28 ans. Ils se sont connus au cours de l'été 2003, que Mme Romer a passé comme fille au pair pour la famille Marciano aux États-Unis et en Europe. Ils forment un couple depuis «2004 ou 2005». «On ne peut pas contrôler l'amour, dit M. Marciano. On a fini par avoir besoin l'un de l'autre.»

La question des filles au pair est au coeur des déboires judiciaires de Georges Marciano. Selon ses ex-employés, les retraits de 1,4 million de dollars de ses comptes bancaires ont servi à payer les dépenses - billet d'avion, hôtel cinq étoiles, restos, argent de poche pour magasiner - d'une cinquantaine de candidates rencontrées pour devenir filles au pair pour ses quatre enfants. «Ça ressemblait à un réseau de rencontres», a témoigné Gary Iskowitz, son comptable depuis 20 ans.

Georges Marciano n'a pas la même version de l'histoire. À La Presse, il dit avoir reçu des curriculum vitae de partout dans le monde avant d'arrêter son choix sur la Montréalaise Sascha Romer, étudiante du Collège Jean-de-Brébeuf alors âgée de 20 ans. «C'était bon pour les enfants parce qu'elle parle français et anglais et ça m'a aussi aidé énormément moralement», dit Georges Marciano.

Le citoyen du Vieux-Montréal

Après les États-Unis, les créanciers de Georges Marciano tentent de le mettre en faillite au Canada, notamment pour mettre la main sur les actifs de sa fiducie familiale. Ils pensaient avoir gagné la première manche en septembre quand une juge de la Cour supérieure a permis la saisie du diamant, des montres et des autres biens de la fiducie. Mais la saisie a été annulée en décembre par un autre juge de la Cour supérieure, qui a estimé le jugement civil californien de 260 millions trop généreux pour être reconnu en droit canadien.

Les créanciers de Georges Marciano, qui ont décliné les demandes d'entrevue de La Presse Affaires par l'entremise de leur avocat en raison du litige, ont peur qu'il quitte précipitamment Montréal comme il l'a fait à Los Angeles. Le principal intéressé s'oppose vivement à cette façon de voir. «Il faudra me tuer pour partir de Montréal. J'aurais pu m'établir où je voulais dans le monde, mais je suis tombé en amour avec le Vieux-Montréal et Sascha», dit-il.

Depuis, les procédures judiciaires se multiplient dans les deux pays. Aux États-Unis, le tribunal des faillites a lancé le 6 janvier un mandat d'arrêt contre Georges Marciano. Même s'il a fait appel de la décision, M. Marciano ne peut pas retourner aux États-Unis, où vivent ses quatre enfants, sans remettre au syndic américain le diamant de sa fille et sa collection de montres.

Après avoir investi 83 millions dans le Vieux-Montréal entre 2006 et 2009, Georges Marciano s'est acheté l'an dernier une érablière à Plessisville ainsi qu'un verger et une ferme de lavande dans la région de Granby. Si ses actifs n'avaient pas été saisis à l'automne, il aurait fait une offre de 7 millions de dollars sur un immeuble en bordure l'autoroute 15 à Montréal, à côté du Village des valeurs qu'il fréquente deux fois par semaine. «J'adore les friperies. C'est incroyable, vous pouvez trouver des jeans Guess pour 6$», dit Georges Marciano, qui a comme projet d'ouvrir une friperie dans le Vieux-Montréal. «Pour le plaisir de savoir que j'ai encore raison», dit-il.

S'il a tourné le dos à la mode depuis les années 90, il n'exclut pas de lancer un jour une nouvelle collection de vêtements dans le style de Ralph Lauren. Il devra toutefois régler ses problèmes judiciaires. Dans son instance de faillite aux États-Unis, un médiateur - rien de moins qu'un ancien juge de la Cour suprême de la Californie - a suggéré de réduire le montant des ex-employés de 260 à 60 millions, plus intérêts. «Son mépris pour l'autorité du tribunal et son refus persistant de reconnaître ses obligations juridiques est si rare et extrême que le paiement des dommages est difficile à prévoir», écrit l'honorable Cruz Reynoso au syndic américain.

Vendredi dernier, le tribunal américain des faillites a décidé que les immeubles à Los Angeles, évalués à 40 millions, sont la propriété de Georges Marciano et peuvent être vendus au profit des créanciers. Lentement mais sûrement, l'étau se resserre autour de Georges Marciano. Mais comme l'ancien juge Cruz Reynoso le soupçonne, le cofondateur de Guess Jeans ne veut pas donner raison à ses ex-employés. «Je veux me défendre, montrer qui sont ces gens, dit-il à La Presse Affaires. Je n'ai rien fait de mal et je ne peux pas donner de nom à l'injustice faite contre moi.»

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EN CHIFFRES



240 millions


Prix obtenu pour ses actions (40%) de Guess Jeans en 1993. L'entreprise vaut aujourd'hui 2,7 milliards en Bourse.

83 millions

Prix payé pour 17 immeubles dans le Vieux-Montréal, dont le LHôtel, entre 2006 et 2009.

175 millions

Fortune de Georges Marciano évaluée par son comptable en août 2009.

16 millions

Valeur du diamant de 85 carats destiné à la fille de M. Marciano qui a été saisi puis retourné à la fiducie.