Pour la première fois en 40 ans, Vancouver est victime d'un solde migratoire négatif: les gens qui quittent la ville sont plus nombreux que ceux qui y arrivent. Les prix des maisons - les plus hauts du Canada et parmi les plus élevés du monde - sont, de plus en plus, vus comme étant problématiques. Voyage au coeur d'une ville au point d'ébullition.

L'un des taudis les plus chers du monde est un bungalow blanc et vert, construit dans les années 50 au coin de la rue Balsam et de la 22e Avenue, à Vancouver.

L'escalier du porche tombe en ruine. Les murs blancs sont sales. La clôture qui entoure la minuscule cour est en partie écroulée. Le terrain comprend un petit arbre malade, et fait à peine 17 mètres de largeur.

Le tout est sur le marché pour 2 489 000$.

Si le prix vous fait sourciller, vous ne venez pas de Vancouver. Ici, personne n'est surpris. En juin, le prix moyen d'une maison unifamiliale trônait à 1 215 265$, une hausse de plus de 800 000$ depuis 2001. Cela place Vancouver au sommet du palmarès des villes les plus chères du Canada, et même, selon certains analystes, du monde anglo-saxon, devant New York et Londres.

Partout au Canada, la hausse faramineuse des prix de l'immobilier depuis 10 ans - un phénomène sans précédent dans l'histoire du pays - a transformé tout propriétaire en investisseur heureux de sa bonne étoile. À Vancouver, cette fièvre a atteint des sommets jamais vus.

Cam Good, l'un des agents immobiliers les plus connus de Vancouver, se montre direct. À ceux qui s'inquiètent des prix, M. Good résume la situation ainsi:

«Si vous ne voulez pas [payer les prix de Vancouver]... eh bien, peut-être que vous devriez aller vivre ailleurs. N'importe quelle ville aussi belle, aussi populaire, présentera ces ennuis. Ou bien vous voulez y vivre, ou bien vous ne voulez pas.»

Plus cher que Hong Kong

Deirdre Marconato ne connaît pas Cam Good, mais ses propos lui sont familiers. Elle entend régulièrement ses voisins et connaissances dire que Vancouver est «le meilleur endroit du monde».

«C'est une phrase très prétentieuse, mais c'est dit sans aucune gêne, c'est accepté comme une vérité immuable», dit-elle.

Mme Marconato considérait elle aussi que Vancouver était un endroit idéal quand elle y est arrivée, en 2008. Son mari, qui fait une carrière internationale comme analyste financier, et elle avaient décidé de vendre leur appartement à Hong Kong pour déménager sur la côte ouest canadienne, d'où Mme Marconato est originaire. Ils voulaient s'établir avec leur fille dans un endroit accueillant, près de bonnes écoles, de l'océan et des montagnes.

Quand La Presse l'a rencontrée dans sa maison du quartier cossu de Vancouver Ouest, à la fin juin, Mme Marconato était occupée à remplir ses dernières boîtes. Son aventure tirait à sa fin: après trois ans passés à Vancouver, la famille rentre à Hong Kong.

Dès leur arrivée, les Marconato ont vu que quelque chose clochait. Pourtant à l'aise financièrement et habitués au coût de la vie de Hong Kong, ils ont été estomaqués lorsqu'ils ont vu le prix des maisons. Ils se sont tournés vers la location.

Or, être locataire à Vancouver, c'est faire partie d'une sous-classe, a vite réalisé Mme Marconato. «Quand je dis aux gens que nous louons notre maison, leur regard change. C'est comme si c'était honteux d'être locataire», dit-elle.

La vie de quartier dans Vancouver Ouest n'est pas non plus ce qu'elle imaginait. «Au moins 60% des maisons de mon quartier ont été vendues depuis deux ans. Plusieurs sont vides. Ça fait une ambiance très froide. Nous invitons les gens, mais on ne se fait jamais rendre la pareille. J'ai vécu à Londres, à Paris, à Singapour et à Toronto, et je n'ai jamais vécu une telle situation.»

Vancouver Ouest n'est pas non plus à l'abri du crime: plusieurs fusillades de gangs ont eu lieu dans le quartier depuis deux ans. Un élève de l'école secondaire que fréquente sa fille a été poignardé devant l'école.

Il y a quelques mois, un chasseur de têtes a pris contact avec le mari de Mme Marconato pour lui offrir un emploi à Hong Kong. La décision de partir s'est prise rapidement.

Mme Marconato dit être déçue de voir son «rêve canadien» s'achever.

«Je ne comprends pas comment les gens font pour vivre à Vancouver, dit-elle. À Hong Kong, la vie est chère, mais les salaires sont élevés. Ici, les emplois ne sont pas très bien rémunérés. Les gens doivent s'endetter massivement pour mener un train de vie normal. Ce n'est pas ce que nous voulons.»

50% de Detroit

Malgré son emplacement unique et la beauté de ses environs, Vancouver a l'économie d'une métropole nord-américaine de taille modeste.

L'économie de Vancouver représente moins de 50% de celle de Detroit, selon PricewaterhouseCoopers. Les salaires y sont inférieurs à ceux de Toronto. Pourtant, en 2011, le prix moyen des logements représente 9,5 fois le revenu moyen des ménages, un sommet au Canada. (Les économistes estiment que le marché est sain quand les logements représentent en moyenne trois fois le revenu moyen des ménages.)

Bien des gens attribuent la hausse des prix aux Asiatiques fortunés qui investissent sur la côte Ouest. Or, «l'invasion asiatique» semble être largement un phénomène anecdotique: un récent rapport de l'Urban Futures Institute, une firme de recherche de Vancouver, montre que, sur les 55 512 maisons vendues répertoriées en 2010, 195 ont été achetées par des gens en provenance de l'extérieur du Canada. Cela représente 0,4% des acheteurs cette année-là, l'une des plus actives de la décennie pour le volume des ventes, note l'analyste Andrew Ramlo.

«Nos données contredisent les histoires et anecdotes qui circulent à Vancouver, selon lesquelles la demande des investisseurs étrangers est le moteur de la hausse importante des prix de l'immobilier», observe-t-il.

Qui plus est, pour la première fois depuis que les données ont commencé à être compilées, en 1972, Statistique Canada a noté une baisse de l'immigration internationale en Colombie-Britannique, dans le dernier trimestre de 2010. Au total, 7353 résidents non permanents ont quitté la province, renversant une tendance à la hausse observée depuis des décennies. Cette baisse est unique, et il est trop tôt pour savoir si elle se répétera en 2011.

Doutes sur la «fièvre»

Chose certaine, le coût de la vie est de plus en plus montré du doigt par les gens qui quittent Vancouver.

L'auteure et traductrice Mariko McDonald a quitté la ville, il y a trois ans et demi, pour déménager à Montréal. C'est le prix des loyers qui lui a donné l'envie de partir.

«Le coût des loyers a perdu tout lien avec les salaires, dit-elle en entrevue téléphonique. Je dépensais de 60 à 70% de mon salaire pour me loger. Sortir dans un bar ou au resto était impossible. Je ne voyais tout simplement pas d'avenir pour moi là-bas.»

À Vancouver, soulever des doutes ou des inquiétudes sur l'explosion immobilière peut vous valoir l'étiquette de «dérangé». Si bien que les critiques ne font pas souvent entendre leur voix sur la place publique, ou dans les soupers de famille, mais plutôt sur le Net.

L'un des sites les plus actifs est VREAA, pour Vancouver Real Estate Anecdote Archive (Archives des anecdotes sur l'immobilier à Vancouver). Ce forum recense les anecdotes rapportées dans les médias ou ailleurs, afin de bâtir une collection qui illustre l'euphorie qui balaie la ville.

En entrevue, «Craig», fondateur de VREAA, dit tenir à garder l'anonymat afin de pouvoir s'exprimer librement sans nuire à ses relations d'affaires.

«Je côtoie des gens aisés, dont plusieurs ont fait des investissements importants dans l'immobilier à Vancouver, dit-il. Dans mon milieu, lorsqu'on dénonce la frénésie et le doute de la justesse des prix, on est vu comme un idiot, un simple d'esprit.»

Au cours de la dernière décennie, Vancouver a complètement changé, dit-il. Et ses citoyens aussi.

«En l'an 2000, si j'avais dit à des amis que, dans 10 ans, ils auraient une hypothèque de 2 millions de dollars, ils auraient éclaté de rire. Aujourd'hui, c'est tout à fait normal. On promène le chien, et on voit des maisons banales annoncées à 2 millions, 3 millions... Les gens sont désensibilisés.»

Selon lui, les taux d'intérêt extrêmement bas des dernières années, jumelés aux conditions de financement alléchantes offertes par la Société canadienne d'hypothèques et de logement (SCHL), ont généré une demande monstre qui s'est traduite par une hausse des prix.

Avec moins de 600 000 habitants, Vancouver n'est pas une très grande ville, note-t-il. «Bien des gens ne voyagent pas et ne réalisent pas à quel point leur univers est complètement unique - et anormal.»

Ceux qui le remarquent sont souvent les gens de l'extérieur. «Récemment, un ami professeur à l'Université de la Colombie-Britannique m'a confié que ses patrons ont du mal à recruter des professeurs des autres provinces et des États-Unis. Quand les gens voient le prix des maisons, ils ne veulent plus venir.»

Pauvre, avec 500 000$

Pendant quelques années, Gord Goble a regardé avec amusement les prix grimper à Vancouver. Aujourd'hui, par contre, il ne rigole plus.

Natif de Vancouver, l'investisseur et auteur dit avoir fait une bonne affaire en vendant sa maison, l'an dernier. Il explique candidement avoir fait un profit de 500 000$. Désormais, il loue un logement avec sa conjointe... et songe à quitter la ville.

«Pour acheter une maison banale dans un quartier ordinaire, je devrais débourser plus de 1 million de dollars, dit-il. Je refuse de prendre part à cette absurdité. J'ai investi dans l'immobilier en Arizona, et j'ai tout vendu en 2005, juste avant la fin de la bulle immobilière. Quand je regarde Vancouver en 2011, je vois l'Arizona en 2005.»

Vancouver est une ville où tout le monde semble vivre et prospérer grâce à la hausse de l'immobilier, dit-il.

«Les gens expliquent la hausse en disant: Tout le monde veut vivre à Vancouver. Je m'excuse, mais c'est faux. Il pleut 8 mois sur 12 ici. J'aime vivre ici, mais je suis encore capable de garder mon esprit critique.»

M. Goble et sa copine évaluent la possibilité de déménager à la campagne. «Dans les bouchons, c'est trois heures de route par jour pour aller au travail à Vancouver. Bien des amis à moi le font, mais ça ne m'intéresse pas beaucoup.»

Il se trouve dans une situation ironique, dit-il.

«Le Canada est immense. La Colombie-Britannique est immense. Nous faisons des salaires décents, mais nous ne pouvons pas vivre intelligemment dans notre propre ville.»

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Les villes les plus chères du monde

1. Luanda, Angola

2. Tokyo, Japon

3. N'Djamena, Tchad

4. Moscou, Russie

5. Genève, Suisse

6. Osaka, Japon

7. Zurich, Suisse

8. Singapour, Singapour

9. Hong Kong, Hong Kong

10. Saõ Paulo, Brésil

59. Toronto, Canada

65. Vancouver, Canada

79. Montréal, Canada

Source : Enquête sur le coût de la vie dans le monde pour les expatriés, par la firme Mercer.

1 215 265$: LE PRIX MOYEN D'UNE MAISON UNIFAMILIALE

600 000: LE NOMBRE D'HABITANTS À VANCOUVER

9,5: LE PRIX MOYEN D'UN LOGEMENT ÉQUIVAUT À 9,5 FOIS LE REVENU MOYEN DES MÉNAGES

0,4% DES PROPRIÉTÉS ACHETÉES PAR DES ÉTRANGERS