Dominique Legendre est productrice d'agneaux dans la région de Bellechasse, face à l'île d'Orléans. Elle fait aussi un peu de canard, de porc et des poulets, mais très peu. Cent poulets par été, pour être précis.

Ses poulets partent très vite. Sa famille, ses amis, quelques clients qui achètent son agneau et hop, c'est fini pour l'année. Si elle avait le choix, elle augmenterait sa production estivale à 500 poulets, ce qui lui permettrait d'en vendre dans les marchés et aussi dans les paniers de la coopérative La Mauve, à laquelle elle appartient. Mais c'est impossible. La limite imposée aux agriculteurs - ou aux citoyens - qui produisent sans détenir de quotas est de 100 poulets par année au Québec. Pas un de plus. 

La petite Coopérative La Mauve de Saint-Vallier voudrait bien que les choses changent: elle a mis en ligne une pétition qui a déjà recueilli près de 2000 signatures. Le document sera présenté bientôt au ministre de l'Agriculture, des Pêcheries et de l'Alimentation du Québec, Pierre Paradis. «Il y a un marché pour ce genre d'agriculture au Québec, plaide Dominique Legendre, qui vante son poulet qui fait au moins deux kilos, parfois pas mal plus. Il est abattu après 10 semaines de vie en pâturage. «Ce n'est pas le type de poulet fait par les gros producteurs», dit-elle. 

Au Québec, ce sont les associations de l'Union des producteurs agricoles (UPA) qui fixent les limites de la production hors quotas dans leurs champs d'expertise respectifs. Ce qui n'est pas sans soulever des questions de conflits d'intérêts. «Les producteurs s'assurent qu'on aille pas jouer dans leurs plates-bandes, affirme Mme Legendre. Ça devrait être le Ministère qui détermine la production hors quotas afin de favoriser tous les producteurs.»

L'Union paysanne demande aussi au ministre Pierre Paradis de changer ce système. «Par principe, il faut que ça soit le Ministère qui gère la production hors quotas, dit son président, Benoit Girouard. On ne peut pas permettre à un groupe d'intérêt privé de réglementer quelque chose qui touche directement toute la population. La preuve est qu'il existe une immense distorsion entre les limites permises d'une province à l'autre.» 

En Colombie-Britannique, la limite de la production hors quotas est de 2000 poulets pour les petits producteurs indépendants. En Alberta, elle a été établie à 1000, et à 300 en Ontario. 

Des marchés orphelins 

La situation est comparable dans la production d'oeufs. La Fédération des producteurs d'oeufs du Québec permet à ceux qui ne détiennent pas de droits, les fameux quotas, de posséder 99 poules pondeuses. 

À l'approche de la saison des marchés publics, la Coopérative pour l'agriculture de proximité écologique (CAPÉ) demande aussi que les limites soient augmentées. «Il y a des marchés publics où l'on ne retrouve pas d'oeufs», explique Caroline Poirier, présidente de la CAPÉ, qui compte environ 120 membres. La plupart font de la culture maraîchère et vendent leurs récoltes en paniers ou dans les marchés. Quelques-uns ont des poules pondeuses, au maximum 99. En augmentant cette limite, des producteurs de légumes pourraient ajouter les oeufs à leur offre, explique Caroline Poirier. L'idée, dit-elle, n'est pas de vendre des oeufs en supermarché, mais dans les circuits courts, marchés publics et paniers sur abonnement.

La CAPÉ demande une hausse à 500 poules pondeuses. Le calcul est le suivant: si 100 petits producteurs qui ont actuellement 99 poules en ajoutaient 150, cela ferait un peu moins de 15 000 poules supplémentaires au Québec. Il y a 4,3 millions de poules pondeuses dans les poulaillers des 113 membres de la Fédération des producteurs d'oeufs du Québec. 

Mais cette association n'est pas du tout favorable à une augmentation de la limite. Paulin Bouchard, président de la Fédération, fait un calcul différent : 99 poules, c'est plus de 2000 douzaines d'oeufs par année. «C'est suffisant pour approvisionner les circuits courts, dit-il. Si on triple le maximum, le producteur va aller vendre ses oeufs plus loin. Dans le village voisin. Ce n'est plus des circuits courts, ça.»

La ferme de M. Bouchard compte 40 000 poules à Saint-Gédéon. Il estime que la production «réglementée» vient avec une multitude de normes qui protègent la santé des consommateurs. 

C'est le premier argument invoqué par ceux qui sont opposés à un assouplissement de la production hors quotas: la protection de la santé publique. La façon de faire des éleveurs artisanaux étant inévitablement différente de leurs collègues qui font de l'élevage industriel et très encadré. «Les gens réglementés sont plus responsabilisés au niveau des enjeux publics», dit Paulin Bouchard.

Pour cette raison, la Fédération des producteurs d'oeufs adopte une approche inclusive et veut développer des programmes favorisant la relève au sein de son organisation, dont un don de quotas à des jeunes. Depuis la mise en place du programme d'accès à la relève en 2006, une douzaine de producteurs ont reçu, chacun, jusqu'à 6000 poules et des quotas non monnayables. 

C'est peu, dit Caroline Poirier, et ça ne réglera pas le problème de petits marchés orphelins d'oeufs, car ces jeunes entrepreneurs qui se lancent dans la production ne le font pas pour vendre leurs oeufs les matins de fins de semaine dans les marchés publics. Paulin Bouchard lui donne raison sur un point: certains marchés sont mal approvisionnés et sa Fédération compte multiplier les efforts pour mieux répondre à cette demande. 

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Et la volaille?

Les Éleveurs de volailles du Québec procèdent autrement : l'association travaille sur un programme qui permettrait d'augmenter la production hors quotas. Le groupe n'est donc pas fermé à augmenter la limite, mais les petits producteurs devraient s'engager à respecter un cahier des charges qui encadre leurs élevages. «Notre projet est embryonnaire, concède Pierre-Luc Leblanc, président des Éleveurs de volailles du Québec. Mais on veut répondre à leur demande.»

Faire différent dans le moule

Peut-on faire des produits différenciés dans le système agricole actuel? «C'est très possible et plusieurs producteurs en font», répond Serge Lefebvre, qui a 150 000 pondeuses, dont 60 000 en production biologique. Sa ferme à Saint-Ours fait aussi des oeufs d'un beau bleu pastel, oeuvre de 5000 poules d'une race patrimoniale d'origine européenne. La demande augmente: M. Lefebvre va donc doubler le nombre de ses pondeuses d'oeufs bleus, qui font le bonheur des gourmets. Les abonnés des paniers Lufa, ce réseau de distribution de produits locaux et de niche, peuvent en obtenir. Ils sont aussi en vente dans les épiceries Whole Foods du Canada. Preuve, dit l'entrepreneur, que les petits marchés publics et les autres réseaux de distribution de spécialité peuvent très bien s'approvisionner en passant par les fournisseurs traditionnels et les agriculteurs qui possèdent des quotas.