Alors que le rouble est à son plus bas en 16 mois par rapport au dollar américain, ce qui suscite des craintes de hausse de l’inflation, même l’un des plus ardents défenseurs du président Vladimir Poutine s’en est pris publiquement aux autorités financières du pays à propos d’un taux de change qui, selon lui, fait l’objet de moqueries à l’échelle mondiale.

La banque centrale russe a pris des mesures jeudi pour stabiliser la monnaie, au milieu de la dernière vague de volatilité financière déclenchée par la guerre de Poutine contre l’Ukraine. Cette fois-ci, les défis sont visibles à la fois dans l’affaiblissement du rouble qui alimente l’inflation, mais aussi dans les déficits budgétaires du gouvernement qui soulèvent des inquiétudes quant à la continuité des dépenses intensives de la Russie pour la guerre.

L’affaiblissement du rouble a approché un taux de change de 100 pour un dollar américain cette semaine, soit une baisse d’environ 25 % depuis le début de l’année. Cette baisse a incité la Banque de Russie, jeudi, à interrompre les achats de devises étrangères pour le reste de l’année « afin de réduire la volatilité ».

Cette décision devrait contribuer à soutenir le rouble, car lorsque la banque dépense des roubles pour acheter des devises étrangères, elle augmente l’offre de roubles en circulation, ce qui fait baisser leur valeur. Le rouble est resté à peu près stable dans les échanges de jeudi.

Mais ces tendances démontrent que l’évolution de l’économie russe met à l’épreuve les responsables de la politique financière de Moscou, qui ont réagi avec agilité aux chocs de la guerre, mais sont toujours confrontés à des dilemmes à plus long terme. Des déficits béants, associés à des exportations de plus en plus entravées par les sanctions, ont perturbé l’équilibre économique de la Russie.

La banque centrale prévoit une inflation comprise entre 5 % et 6,5 % cette année. Les données officielles publiées mercredi montrent que le taux annuel d’inflation s’est accéléré pour atteindre 4,3 % en juillet.

« Le taux de change du rouble n’est qu’un indicateur », a déclaré Alexandra Prokopenko, chercheuse au Carnegie Russia Eurasia Center et ancienne fonctionnaire de la banque centrale russe. « Cela nous indique que l’économie est très mal équilibrée, qu’elle ne fonctionne pas correctement – et qu’il faut faire quelque chose, parce que plus tard, ce sera pire », ajoute-t-elle.

Il est difficile de savoir dans quelle mesure la décision prise jeudi par la Banque de Russie soutiendra le rouble.

Janis Kluge, chercheur spécialisé en économie russe à l’Institut allemand pour les affaires internationales et de sécurité, estime que « cela aide, mais ne change pas la donne. Ce qui est plus important, c’est l’évolution des prix des matières premières et l’évolution des dépenses fiscales au cours des prochains mois ».

Montagnes russes

Depuis l’invasion de l’Ukraine par Poutine à la fin du mois de février 2022, la Russie connaît des montagnes russes sur le plan économique.

Un déferlement de sanctions occidentales et un exode spectaculaire de capitaux et d’actifs ont plongé le pays dans la crise au lendemain de l’invasion. Le rouble s’est effondré, passant de 76 pour un dollar une semaine avant l’invasion à 135 le mois suivant. La banque centrale a pris une série de mesures radicales, notamment en limitant strictement les sorties d’argent du pays, afin d’éviter un véritable effondrement.

Puis la situation a changé. La flambée des prix du pétrole, due en partie au conflit, a contribué à augmenter les recettes d’exportations de la Russie, alors même que les importations diminuaient en raison de la frilosité des consommateurs russes, du retrait des entreprises étrangères et d’autres facteurs. Il en est résulté un excédent commercial record de 221 milliards de dollars en 2022, soit une hausse de 86 % par rapport à l’année précédente. Le rouble a fait volte-face et s’est envolé pour atteindre son plus haut niveau en sept ans.

Mais cette année, l’excédent commercial de la Russie s’est considérablement réduit. Les importations ont repris, car les consommateurs russes recommencent à acheter, et le gouvernement injecte des milliards dans le complexe militaro-industriel pour financer la guerre, alors que de nombreux biens nécessitent encore des matériaux importés.

Les recettes pétrolières ont été réduites par un embargo et un plafonnement des prix, tandis que les prix du brut ont chuté depuis les sommets atteints l’année dernière. L’incertitude politique, y compris une mutinerie avortée en juin par le magnat du mercenariat Evguéni Prigojine, a incité les Russes à transférer de l’argent sur des comptes à l’étranger.

En conséquence, le rouble a été malmené, perdant près de la moitié de sa valeur depuis les sommets atteints l’année dernière.

C’est la deuxième fois depuis le début de la guerre que la Russie est contrainte d’abandonner une politique d’achat et de vente régulière de devises étrangères, afin d’isoler l’économie du pays, qui dépend de l’énergie, des fluctuations du prix du pétrole.

Critiques

Vladimir Solovyov, animateur d’une émission à la télévision d’État et défenseur du Kremlin, s’est emporté cette semaine contre l’affaiblissement du rouble, demandant à la banque centrale d’expliquer « pourquoi le taux de change bondit comme ça, ce qui provoque la rigolade à l’étranger ».

Il s’est également adressé aux législateurs du pays : « N’avez-vous pas remarqué le taux de change que nous avons dans le pays ? Avez-vous envoyé ne serait-ce qu’une seule demande à la banque centrale ? Que ces gens viennent donc expliquer aux Russes ce qui se passe ! »

La préoccupation la plus immédiate des responsables de la politique financière russe est la possibilité d’une hausse significative des prix à la consommation. La banque centrale a réagi à ce risque à la fin du mois dernier en augmentant les taux d’intérêt plus que prévu, à 8,5 %, et d’autres augmentations pourraient avoir lieu.

Lors de son émission, M. Solovyov a prévenu que le taux d’inflation pourrait atteindre son maximum pendant la campagne de réélection de M. Poutine, avant le vote prévu en mars prochain.

Certains analystes, dont Chris Weafer, directeur général de la société de conseil Eurasia Macro-Advisory, estiment que les autorités financières russes laissent délibérément le rouble s’affaiblir.

« La faiblesse du rouble reflète l’inquiétude du gouvernement quant au niveau des recettes budgétaires – et il n’y a pas beaucoup de domaines dans lesquels ils peuvent réduire le budget sans avoir un impact sur l’armée ou la stabilité sociale que l’on observe actuellement en Russie, analyse M. Weafer. Le moindre des deux maux est donc de laisser le rouble s’affaiblir. »

Mais d’autres ne croient pas que la Russie exerce un tel contrôle.

« Je ne pense pas que le ministère russe des Finances veuille affaiblir le rouble, malgré l’effet positif sur les revenus à court terme, estime M. Kluge. L’inflation augmente également les dépenses. Par exemple, les pensions devront être augmentées en conséquence, même si c’est avec un certain retard. »

Cet article a été publié à l’origine dans le New York Times.

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