PS5 introuvables, ordinateurs et voitures qui se font attendre, stocks de sirop d’érable en baisse inquiétante… Chaque menace de pénurie ramène la grande question : se pourrait-il que certains fabricants provoquent volontairement une rareté de leurs produits ? Non, répondent sans hésiter quatre experts consultés par La Presse. Mais il existe bien d’autres méthodes pour manipuler le consommateur et changer les règles du libre marché… Explications.

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Nombre d’usines dans le monde capables de produire les semi-conducteurs les plus avancés, soit la Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC) de Taiwan, Intel des États-Unis et Samsung en Corée du Sud. Elles font toutes face à une hausse marquée de la demande et doivent composer avec des problèmes d’approvisionnement en raison de la COVID-19, ce qui explique la pénurie touchant notamment les téléphones, les ordinateurs et les automobiles. « Ce n’est à l’évidence pas une pénurie créée de toutes pièces », estime David Dupuis, responsable du baccalauréat en économique à l’Université de Sherbrooke.

381 milliards US

Marché mondial estimé des puces à base de semi-conducteurs, selon ResearchAndMarkets. Il devrait être de 553 milliards US en 2026 grâce à une croissance annuelle de 7,8 %.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

En alimentation, créer une pénurie artificielle serait peu plausible, estime Sylvain Charlebois, directeur du Laboratoire des sciences analytiques en agroalimentaire de l’Université Dalhousie.

Peu plausible en alimentation

Aucun des quatre experts interrogés par La Presse n’a confirmé le mythe des pénuries artificielles qu’une entreprise imposerait par marketing ou pour gonfler ses prix. En alimentation, ce serait peu plausible, estime Sylvain Charlebois, directeur du Laboratoire des sciences analytiques en agroalimentaire de l’Université Dalhousie. « Je suis un peu sceptique, je n’ai jamais vu ça. Je ne pense pas que les épiciers font exprès pour avoir des rayons vides […] C’est un environnement à haut volume, à marge de profit restreinte. Dans une épicerie, il y a 18 000, 20 000, 30 000 produits qui entrent en compétition. Ce serait vraiment dérisoire de voir une entreprise suivre une telle stratégie. »

Dans un marché concurrentiel, « il n’y a aucun intérêt pour une entreprise de se placer dans cette position [de pénurie provoquée], indique David Dupuis. Elle va seulement se faire bouffer ses parts de marché. »

Monopoles

Il n’y a en pratique qu’une façon de créer une pénurie artificielle sans en subir les conséquences néfastes : détenir un monopole. Et dans les pays développés, les seuls qui sont légaux sont étatiques et soumis à des réglementations contraignantes visant justement à éviter les pénuries.

Le professeur Philip Merrigan, du département des sciences économiques de l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), apporte cependant une nuance dans un domaine qu’il connaît bien : le sport professionnel, et plus particulièrement le baseball. Fait peu connu, la Major League Baseball aux États-Unis échappe depuis 1922 aux lois antitrust. « On contrôle les endroits où il y a des équipes et où il est clair que ce serait profitable, et c’est fait artificiellement », note-t-il.

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La Major League Baseball aux États-Unis est une des rares entreprises privées qui échappent aux lois antitrust, et ce, depuis 1922.

Pour le reste de l’économie, il n’existe pas de tels passe-droits. « Sinon, il faut s’entendre entre fabricants pour créer ces pénuries et augmenter les prix, souligne M. Merrigan. Quand on fait de la collusion, on devient comme un monopole. »

De 350 à 500 millions

Coût estimé par La Presse en 2013 de la collusion qui a sévi à Montréal pour les contrats publics dans la construction, principalement entre 2004 et 2009.

Piles et pétrole

Des géants internationaux de l’électronique, notamment Samsung, Sony et Panasonic, ont plaidé coupable d’avoir comploté à la fin des années 2000 pour gonfler les prix des batteries au lithium-ion.

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L’Organisation des pays exportateurs de pétrole fait fluctuer la production de ses 13 pays membres et de ses 10 alliés pour contrôler les prix.

Le plus important cartel connu, c’est évidemment l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), qui fait fluctuer la production de ses 13 pays membres et de ses 10 alliés pour contrôler les prix.

« Si l’OPEP opérait à l’échelle canadienne, ce serait illégal, mais le problème est que ça se fait à une échelle qui échappe à nos lois », explique Pierre Larouche, professeur de droit et expert en droit de la concurrence à l’Université de Montréal.

Contrôler le robinet

Il existe une autre forme de contrôle du marché qui se traduit en une hausse des prix pour les consommateurs : la gestion de l’offre. Que ce soit pour le lait, les œufs, la volaille ou le sirop d’érable, au Québec, les modalités varient énormément, mais ces exemples constituent tous des interventions dans un marché qui n’est pas libre. « Pour le sirop d’érable, par exemple, on gère les quantités produites et on constitue des réserves assez considérables, explique Pierre Larouche. C’est aussi pour protéger les producteurs, s’assurer que la quantité est constante même si la récolte peut varier. Une fois qu’on a ça, évidemment, la tentation est forte de maintenir les prix à un niveau satisfaisant pour les producteurs. »

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Au Québec, le marché du sirop d’érable n’est pas libre.

Le but premier ici n’est pas le profit des producteurs, mais la protection de l’industrie agroalimentaire locale. « C’est une assurance qu’on se paie, estime David Dupuis. Il faut être capables de maintenir notre approvisionnement alors que le secteur agricole varie énormément. »

11 300

Nombre de producteurs de sirop d’érable au Québec en 2020, regroupés dans 7031 entreprises. Ils ont produit 175 millions de livres, soit 73 % de la production mondiale. Le 29 novembre dernier, on a annoncé qu’on écoulerait près de la moitié de la « réserve stratégique », soit 50 millions de livres, pour répondre à la demande mondiale.

Apple, un monopole ?

Alors, à l’exception des quelques exemples cités précédemment, le consommateur québécois vivrait-il dans un marché libre comme on le décrit dans les manuels d’économie ? Pas tout à fait, estime Pierre Larouche. Il y a d’abord ce qu’on appelle la « différenciation des produits » qui permet à un fabricant de détenir un semblant de monopole, mais sur ses propres produits, ce qui est tout à fait légal. « Apple est un maître de ça. Comme beaucoup de fabricants, on essaie de créer une certaine séparation avec les produits de la concurrence pour qu’ils ne soient pas complètement interchangeables. »

PHOTO CHRIS DELMAS, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Apple, selon le professeur Pierre Larouche, « est un maître » de ce qu’il décrit comme la « différenciation des produits ».

Les exemples de cette stratégie sont nombreux et mènent essentiellement au même résultat : arriver à convaincre le consommateur de payer un peu plus. « Y a-t-il une si grande différence entre un Big Mac, un Whopper et un Teen Burger ? Non, indique David Dupuis. L’idée est de générer un effet de marque, d’identification à une marque qui va me permettre d’aller chercher le prix qu’obtiendrait un monopole. »

2703 milliards US

Valeur boursière, en date du 1er décembre 2021, d’Apple. Microsoft suit en deuxième position avec 2497 milliards US.

Non-dit et économie

L’autre nuance importante, c’est que la plupart des entreprises d’une même industrie se gardent à l’œil, même s’il ne s’agit pas de cartels formels. « Dans le cas d’Apple, on ne communique pas nécessairement avec les autres, mais on a les ressources nécessaires pour très bien comprendre son marché et manœuvrer en conséquence, explique Pierre Larouche. Regardez Bell, Rogers et Telus : elles ne se parlent pas, ce serait flagrant, mais tout le monde se connaît bien, regarde l’autre et fait la même chose. »

PHOTO JIM WILSON, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Le marché des télécommunications au Canada est dominé par trois grandes entreprises : Bell, Rogers et Telus.

Cette communication informelle va très loin, au point d’influencer l’inflation, rappelle le professeur de l’Université de Montréal. « Il y a une composante psychologique importante à l’inflation, c’est une des leçons des années 1970. Quand les gens s’attendent à ce qu’il y ait de l’inflation, à ce que les prix montent, les producteurs ne sont pas idiots : ils montent leurs prix. »