Les entreprises québécoises qui ont des filiales dans des pays réputés pour leur très faible taux d’impôt pourraient se retrouver dans la ligne de mire du projet d’un « impôt minimal global » qui s’élabore ces semaines-ci parmi les gouvernants financiers des principales économies du monde.

Depuis sa divulgation en juillet dernier, avec l’adoption d’un « plan de réforme du système fiscal international » par 134 pays et juridictions de partout sur la planète, ce projet d’un taux d’imposition minimal de 15 % sur les revenus des entreprises transnationales a fait l’objet d’une élaboration détaillée au sein de l’OCDE, qui est l’un des plus influents organismes internationaux d’analyse et de coordination des politiques économiques et fiscales.

Les prochaines étapes décisives de ce projet d’un impôt minimal global auront lieu d’ici la fin d’octobre. Il s’agit de la conférence des ministres des Finances et des directeurs de banque centrale des pays du G20, qui a lieu ces jours-ci à Washington. Cette conférence ministérielle sera suivie du sommet des chefs d’État du G20, les 30 et 31 octobre à Rome. On y prévoit le coup d’envoi décisif de ce plan de réforme fiscale internationale élaboré en deux volets : la mise en place d’un taux d’imposition minimal global de 15 % sur les entreprises transnationales et l’introduction d’une fiscalité spécifique aux géants de l’économie numérique internationale.

Or, de l’avis d’experts en fiscalité consultés par La Presse, la mise en place d’un impôt minimal global, même encore imprécise, augure d’un impact significatif sur la comptabilité fiscale des entreprises d’ici qui ont des filiales à l’étranger.

« Un objectif principal du projet d’impôt minimal global est de permettre aux autorités fiscales de chaque pays signataire d’imposer les bénéfices des filiales à l’étranger des entreprises dont la société mère est établie dans leur juridiction », explique Lyne Latulippe, professeure et chercheuse en fiscalité à l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke.

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Lyne Latulippe, professeure et chercheuse en fiscalité à l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke

« Au Canada, par exemple, l’adhésion à l’impôt minimal global pourrait permettre au fisc canadien d’aller vérifier ce qui est gagné en revenus et bénéfices dans ces filiales à l’étranger d’entreprises canadiennes, ainsi que leur taux effectif d’imposition. Et si le taux d’imposition s’avère inférieur au 15 % prévu dans l’accord international, ça permettrait aux autorités fiscales canadiennes d’imposer la société mère au Canada pour ces revenus de filiales à l’étranger afin de combler l’écart d’imposition jusqu’à hauteur de 15 %. »

« Après avoir été longtemps à la traîne de l’arrière afin de réduire l’usage des paradis fiscaux par les entreprises canadiennes, l’adhésion du Canada à ce projet d’impôt minimal global serait l’équivalent d’une petite révolution dans la fiscalité des corporations », estime pour sa part André Lareau, professeur et analyste en droit fiscal à l’Université Laval, à Québec.

« Le gouvernement canadien a beau avoir signé des ententes fiscales bilatérales avec une vingtaine de ces “paradis fiscaux”, il s’agit seulement de l’accès aux informations financières et corporatives des filiales des entreprises canadiennes qui sont établies sous leur juridiction », signale M. Lareau en entrevue avec La Presse.

« Pendant ce temps, les entreprises canadiennes peuvent continuer de rapatrier les dividendes et les bénéfices provenant de leurs filiales établies dans ces paradis fiscaux, et sans autre imposition compensatoire ou additionnelle de la part du fisc canadien. Avec un taux d’impôt minimal global de 15 %, ce genre de stratagème d’évitement fiscal deviendrait largement inutile, sinon gênant, pour les entreprises canadiennes qui maintiennent des filiales dans des paradis fiscaux. »

Entreprises

Quels exemples parmi les grandes entreprises de Québec inc. en Bourse ? Un relevé exhaustif effectué à La Presse parmi les plus récents rapports annuels de ces entreprises de plus de 1 milliard de dollars de chiffre d’affaires a permis de faire des constats parfois surprenants.

Par exemple, Dorel Industries, un fabricant et importateur d’articles pour enfants (sièges d’auto) et de loisirs sportifs pour adultes (vélos), a 17 filiales établies dans 5 pays à très faible taux d’imposition comme la Barbade, Macau (Asie) et le Panamá, ainsi que la Suisse et les Pays-Bas, en Europe.

L’entreprise CAE, qui fabrique des simulateurs de vol pour l’aviation internationale et exploite des centres de formation de pilotage dans plusieurs pays, a une quinzaine de filiales réparties parmi sept pays à très faible taux d’imposition. Il s’agit de l’Irlande, de la Hongrie et des îles de Jersey, de Malte et de Man, en Europe, ainsi que de Singapour et Brunei, en Asie.

Des entreprises comme la Banque Nationale, la société d’ingénierie-conseil WSP Global et le fabricant de sous-vêtements Gildan Activewear ont chacune une ou deux filiales établies dans des pays à très faible taux d’imposition, dont la Barbade, l’Irlande et les îles de Man et de Malte.

Pour sa part, le conglomérat financier Power Corporation a des filiales établies en Suisse et aux îles Caïmans, dans les Caraïbes.

Quant au géant pharmaceutique Bausch Health, dont le siège social juridique est à Laval mais qui est dirigé des États-Unis, son plus récent rapport annuel fait mention de nombreuses filiales réparties parmi une demi-douzaine de pays à faible taux d’imposition comme les îles Caïmans et le Panamá, ainsi que l’Irlande, la Hongrie, la Lituanie et le Luxembourg, en Europe.

Virage majeur

« S’il aboutit comme discuté ces semaines-ci parmi les dirigeants gouvernementaux, ce projet d’impôt minimal global sur les revenus des entreprises transnationales constitue un virage à 180 degrés en matière de fiscalité internationale », indique un professionnel d’expérience en fiscalité d’entreprises dans une grande firme-conseil établie à Montréal. Il préfère taire son nom pour des raisons de discrétion professionnelle envers son employeur et ses clients.

« Après de nombreuses années de discussions sans issue, et maintenant que les États-Unis sont bien engagés, cette mouvance envers un taux d’imposition minimal global m’apparaît irréversible », indique ce fiscaliste d’entreprise lors de sa discussion avec La Presse.

« C’est d’ailleurs ce que je mentionne maintenant à mes clients corporatifs qui ont des filiales à l’étranger. Ils doivent s’attendre d’ici trois à quatre ans à ce que les revenus provenant de leurs filiales établies dans des pays à très faible taux d’imposition deviennent imposables au Canada jusqu’à l’équivalent du minimum prévu de 15 %. »

Comment s’y préparer ? « Ça dépendra de la situation dans chaque entreprise et du taux d’imposition courant de chaque pays où sont établies ces filiales. Par exemple, en Irlande ou en Hongrie, qui ont 12,5 % et 8 % de taux d’imposition respectif. Ou à la Barbade, qui a un impôt de 2,5 %, et les Bahamas et les îles Caïmans, qui ont 0 % d’impôt sur les corporations », explique le fiscaliste d’entreprise.

« Chose certaine, à ce moment-ci, les entreprises bien gérées voudront réviser la pertinence de maintenir des filiales dans des pays considérés comme des paradis fiscaux. Et cette révision ne devrait pas se limiter aux seuls objectifs d’optimisation fiscale et comptable », avertit ce professionnel d’expérience.

« Les entreprises doivent aussi tenir compte du risque croissant d’atteinte à leur réputation et leur image de marque en cas de résistance au principe de “taxation équitable” qui s’insère de plus en plus parmi les critères de gestion responsable de type ESG [environnement-société-gouvernance]. D’autant que ces normes de type ESG guident un nombre croissant de gros investisseurs et de financiers très influents dans le capital-actions et la valorisation boursière des entreprises. »