Tiff Macklem, natif de Montréal, a succédé à Stephen Poloz comme gouverneur de la Banque du Canada le 3 juin dernier, en plein cœur d’une crise sans précédent. Il estime que ces circonstances extraordinaires justifient les réponses extraordinaires des autorités politiques et monétaires. Il a répondu aux questions de La Presse.

Vous dites que les interventions de la banque centrale ont eu l’effet escompté. Pourtant, vous n’envisagez pas de réduire les achats massifs d’actifs sur le marché et vous indiquez qu’ils pourraient être augmentés. Pourquoi ?

C’est notre jugement que l’économie a besoin maintenant de beaucoup de détente monétaire. Nous sommes très conscients que les ménages et les entreprises vivent beaucoup d’incertitude, alors nous essayons d’être très clairs sur l’évolution de nos taux directeurs. Nous avons indiqué qu’ils resteront à leur niveau plancher pour longtemps.

Nous sommes dans un trou profond. L’activité économique a chuté de 15 % dans la première moitié de l’année. Ce sera une longue reprise et ce sera une reprise inégale parce que tous les secteurs ne pourront pas rouvrir parce que la pandémie est encore avec nous.

Oui, on peut faire plus [si nécessaire]. Nous avons plusieurs outils dans notre coffre. Nous pouvons ajuster notre programme d’achats, nous pouvons augmenter les achats d’obligations du gouvernement. Nous avons un programme d’assouplissement direct du crédit, l’achat de titres pour les sociétés. Nous avons discuté de ces outils dans nos délibérations et notre conclusion est qu’utiliser ces outils nous donnera la détente monétaire nécessaire.

Est-ce qu’il y a une limite à ces achats d’actifs, qui gonflent déjà le bilan de la Banque du Canada à des niveaux encore jamais vus ?

Notre bilan a augmenté rapidement, mais il n’est pas encore très important vis-à-vis de plusieurs autres grandes banques centrales. Donc, nous avons beaucoup d’espace, si nous avons besoin de plus de détente monétaire. Est-ce qu’il y a une limite à ce que nous pouvons faire ? Bien sûr qu’il y a une limite, et c’est l’inflation. Notre cible d’inflation à 2 % est le phare qui guide notre politique. Maintenant, l’inflation, l’indice des prix à la consommation (IPC), est à peu près à zéro, et les pressions sur l’inflation sont à la baisse. Nous sommes plus préoccupés par la déflation que par l’inflation maintenant.

À ce sujet, avez-vous l’intention de mesurer l’inflation d’une façon différente ?

Ce qu’on voit, c’est que les ménages ont beaucoup changé leur façon de dépenser pendant la pandémie. On ne voyage pas, on ne va pas au cinéma, mais on achète plus d’aliments et de choses pour la maison, par exemple.

Pour avoir une meilleure mesure de l’inflation dans cette période où le comportement des ménages a beaucoup changé, nous avons travaillé avec Statistique Canada pour utiliser d’autres données et ajuster le poids [des différentes composantes] dans l’IPC.

Il y a des changements assez importants dans les poids et ce qu’on voit, c’est que l’indice d’inflation ajustée n’a pas chuté autant que l’IPC, mais que la différence n’est pas très grande. Le message est le même : nous avons l’inflation près de zéro, beaucoup de capacité inutilisée, et nous avons besoin de beaucoup de détente monétaire pour une longue période de temps.

Les mesures sans précédent mises en place au Canada, tant par les autorités politiques que par les autorités monétaires, permettront-elles à l’économie canadienne de sortir plus rapidement de la crise que d’autres pays, comme les États-Unis ?

C’est clair que si on compare les États-Unis et le Canada, au début, on pensait que ce serait plus sévère au Canada qu’aux États-Unis parce qu’au Canada, nous avons deux chocs, le choc de la COVID et le choc du prix du pétrole. La baisse du prix du pétrole affecte tout le Canada parce que c’est notre principale exportation et que si on exporte moins et que le prix est moins élevé, il y a moins d’argent qui vient dans le pays.

Avec la forte hausse de l’incidence des cas de COVID aux États-Unis, nous avons réduit notre scénario pour l’économie américaine. Nous estimons que la chute sera à peu près la même, environ 8 % dans les deux pays, mais nous anticipons que la reprise sera un peu plus forte au Canada, environ 5 % de taux de croissance au Canada contre 3,5 % aux États-Unis. Ça reflète le fait qu’avec la hausse de l’incidence des cas de COVID, les plans de réouverture pour l’économie [américaine] sont retardés ou renversés.

Des entreprises se plaignent que la Prestation canadienne d’urgence (PCU) nuit à l’embauche et les prive de la main-d’œuvre dont elles ont besoin pour reprendre leurs activités. Est-ce que le gouvernement fédéral devrait commencer à réduire cette aide ?

Il y a ces histoires anecdotiques, mais c’est important de souligner que, pour les ménages, il y a plusieurs facteurs qui sont importants pour le retour au travail. Il faut que le travail soit sécuritaire, qu’il y ait des protections contre le virus. Un autre facteur très important, c’est que les écoles sont fermées, les camps d’été sont fermés, les garderies sont fermées. Pour les personnes qui ont des enfants, c’est très difficile de retourner au travail. Il y a plusieurs facteurs qui déterminent si les personnes sont capables de retourner au travail. Nous sommes conscients que c’est plus important pour les femmes. L’aide financière du gouvernement est un facteur, mais ce n’est pas le plus important.

Les programmes des gouvernements [PCU et subventions salariales] sont très importants pour remplacer les revenus que les ménages et les entreprises ont perdus à cause de la crise. Surtout, les subventions pour les salaires vont être très importantes pour soutenir la reprise.

Mais c’est clair que ces programmes sont des programmes extraordinaires qui sont mis en place pour la crise et qu’ils ne sont pas faits pour être permanents.

Le Québec est la province la plus touchée par la crise du coronavirus. Pensez-vous qu’il lui faudra plus de temps pour que son économie revienne au niveau d’avant ?

C’est une bonne question, mais franchement, c’est difficile de donner une réponse très précise. Nous sommes au début de la reprise. Le Québec a perdu 800 000 emplois, et la moitié sont revenus en mai et juin. C’est un peu plus fort que dans le reste du Canada et ça reflète la réouverture plus rapide.

On va voir des hausses importantes de l’emploi et du PIB, mais ce ne sont pas tous les secteurs qui vont rouvrir. On va voir combien de dommages seront permanents et quelle restructuration s’opérera dans l’économie.

Beaucoup de pays regardent l’expérience du Québec. Vous avez rouvert votre économie plus rapidement. Vous avez quelques petits problèmes, mais en gros, ça se passe bien. J’espère qu’on va apprendre ensemble comment rouvrir l’économie sans augmentation des cas.

Les taux d’intérêt vont rester très bas longtemps. Est-ce que vous vous inquiétez moins de l’endettement des ménages canadiens ?

Nous avons souligné plusieurs fois que l’endettement des ménages est élevé au Canada. C’est une vulnérabilité. Maintenant, la meilleure chose qu’on peut faire pour réduire ces vulnérabilités, c’est de s’assurer que les personnes ont un job. Quelqu’un avec un job va payer son hypothèque. Sinon, c’est beaucoup plus difficile.

C’est très important de soutenir la reprise et d’avoir des taux d’intérêt bas pour longtemps, et de réduire le coût du financement des dettes. Soutenir l’économie et réduire les vulnérabilités sont sur la même voie maintenant. Nous sommes inquiets de beaucoup de choses.

Est-ce que votre scénario de ce qui attend l’économie canadienne au cours des prochains mois suppose que la frontière avec les États-Unis est rouverte ou qu’elle reste fermée encore longtemps ?

Nous n’avons pas une hypothèse spécifique sur le moment exact où la frontière va rouvrir. Nous avons diminué notre scénario pour l’économie des États-Unis à cause de la forte hausse de l’incidence de la COVID. Cela a des implications au Canada. La reprise de nos exportations aux États-Unis sera plus lente que prévu. Notre hypothèse, c’est que les restrictions vont diminuer graduellement et qu’elles seront toutes levées à la fin de l’année. Mais nous pensons aussi qu’il n’y aura pas de vaccin ou de médicament avant deux ans et que la COVID restera avec nous et que les mesures de distanciation resteront en place. Nous avons appelé ça un scénario intermédiaire pour souligner qu’il y a beaucoup d’hypothèses autour de la COVID qui sont très incertaines. Ce n’est pas une prévision normale.