Google (GOOG) manipule-t-il illégalement son moteur de recherche pour favoriser ses propres entreprises? Le Sénat américain posera la question aujourd'hui au président-directeur de Google, Eric Schmidt.

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Aux États-Unis comme en Europe, Google fait actuellement l'objet d'une enquête gouvernementale pour pratiques anticoncurrentielles. Ses détracteurs lui reprochent notamment de favoriser ses propres entreprises dans les résultats de son moteur de recherche, ce qui pourrait contrevenir aux lois sur la concurrence. «Si Google joue avec son algorithme, il y a potentiellement un problème», dit Pierre Larouche, un professeur québécois spécialisé en droit de la concurrence qui enseigne à l'Université de Tilburg, aux Pays-Bas.

Depuis le début de l'année, la Commission européenne et la Federal Trade Commission aux États-Unis ont toutes deux ouvert une enquête pour pratiques anticoncurrentielles sur Google. L'entreprise dit ne pas abuser de sa position dominante dans le marché, faisant valoir que les internautes choisissent d'utiliser son moteur de recherche et sont libres d'essayer ceux de ses concurrents.

Selon Pierre Larouche, cet argument tiendrait difficilement en cour. «Dans son algorithme, Google tient compte de la réaction des usagers, dit-il. Grâce à sa position dominante dans le marché, Google a beaucoup plus d'usagers que ses concurrents, ce qui lui permet d'ajuster l'ordre de ses recherches. À cause de ça, l'algorithme de Google est assujetti aux lois sur la concurrence.»

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Pour l'instant, les experts en droit de la concurrence hésitent à se prononcer avec certitude sur le cas de Google. «Personne ne sait trop ce qui se passe. Les enquêtes des autorités américaines et européennes doivent permettre de tirer tout ça au clair», dit le professeur Pierre Larouche. «Nous sommes toujours à attendre une preuve claire («smoking gun») qui montre que Google a délibérément fait mal à ses concurrents», souligne Eric Goldman, directeur de l'Institut du droit de haute technologie de l'Université de Santa Clara, en Californie.

Concurrents aux aguets

Les concurrents de Google sont plus affirmatifs. Le site web Yelp a remarqué une différence dans son référencement sur le moteur depuis que Google lui a créé un concurrent, Places. De deux hypothèses l'une: ou bien le nouveau service Places de Google est plus efficace que Yelp, ou bien Google favorise son propre service.

Le cofondateur de Yelp, Jeremy Stoppelman, qui favorise la deuxième option, témoignera aujourd'hui devant le Sénat américain. Des audiences auxquelles le professeur Eric Goldman n'accorde pas trop d'importance. «Ce sera un cirque médiatique où des sénateurs vont s'acharner sur Google», dit-il.

Le sénateur du Connecticut, Richard Blumenthal, a hâte d'entendre les explications du président-directeur de Google, Eric Schmidt, premier à témoigner cet après-midi devant les membres du sous-comité judiciaire du Sénat sur la concurrence. Google possède notamment YouTube et a acheté la semaine dernière le guide de restaurants Zagat. «Google est une belle histoire américaine, mais sa taille et son pouvoir entraînent des préoccupations à propos de ses pratiques commerciales et soulèvent la question de ses responsabilités avec un tel pouvoir», a dit au New York Times Richard Blumenthal, qui était procureur général du Connecticut quand son État et d'autres ont poursuivi Microsoft dans les années 1990 et 2000.

Selon plusieurs experts, Google s'inquiète davantage des avocats du département américain de la Justice et de la Commission européenne que des politiciens du Congrès. «L'Europe est traditionnellement plus interventionniste que les États-Unis, dit Pierre Larouche. Ça dépend beaucoup de la volonté des gouvernements. Sous George Bush, le droit américain de la concurrence a été à la dérive. L'administration Obama n'a pas fait grand-chose sur papier, outre sa contestation récente de la transaction entre AT&T et T-Mobile.»

Long processus

Des deux côtés de l'océan Atlantique, l'enquête pourrait toutefois être longue et complexe. «Ce n'est pas suffisant de prouver qu'une entreprise abuse de sa position dominante, il faut prouver que ce soit au détriment des consommateurs», dit le professeur Pierre Larouche, dont l'institut de recherche néerlandais reçoit des subventions de Microsoft, qui a porté plainte contre Google en Europe.

L'intérêt de la justice à l'égard des pratiques commerciales de Google rappelle inévitablement les déboires anticoncurrentiels de Microsoft dans les années 1990 et 2000. Sur le fond, les deux dossiers sont toutefois très différents. «Le consommateur ne choisissait pas vraiment d'avoir le logiciel Internet Explorer, qui était préinstallé dans le système d'exploitation de Microsoft. Dans le cas de Google, les gens sont libres d'utiliser le moteur de recherche», dit Eric Goldman, qui n'a jamais travaillé pour Google, mais qui a signé une opinion juridique indépendante favorable à Google dans une poursuite civile.

Les acteurs ont aussi changé - voire changé de camp. Loin derrière Google avec son moteur de recherche Bing, Microsoft a fait part de ses doléances à l'égard de son concurrent aux avocats du gouvernement américain. Microsoft a aussi déposé une plainte pour pratiques anticoncurrentielles en Europe. «Nous sommes conscients de l'ironie de la situation», a déclaré Brad Smith, avocat en chef de Microsoft, plus tôt cette année.

Au regard de l'affaire Microsoft, Pierre Larouche se demande comment l'Union européenne et le département américain de la Justice pourraient sanctionner Google, qui garde avec un soin jaloux les secrets de son algorithme. «Il avait fallu quatre ans pour que Microsoft donne accès à une partie de ses codes de programmation à ses concurrents, dit le professeur de l'Université de Tilburg. Donner accès à l'algorithme aux concurrents serait une intervention très poussée dans le coeur même de Google.»

Une autre leçon de l'affaire Microsoft pour Google? S'armer de patience. «Ce qui sauve Google, c'est que personne ne comprend très bien ce qui se passe actuellement, dit Pierre Larouche. Mais ça ne durera pas longtemps.»