Ben Lang est un homme très organisé. Il n’avait jamais pensé que ça lui vaudrait tant de haine. Depuis trois ans, lui et sa femme, Karen-Lynn Amouyal, utilisent le logiciel Notion pour optimiser leur ménage et leur relation. Sa version de l’outil, couramment utilisé par les entreprises pour gérer des projets complexes, est comme un Google Docs, en mieux, avec des onglets « épicerie », « choses à faire » et « planification de voyages ».

Certains onglets sont plus inhabituels. M. Lang, un capital-risqueur qui a déjà travaillé chez Notion, a créé l’onglet « principes de notre couple ». Il y a aussi l’onglet « apprentissages », qui résume ce que Ben et Karen-Lynn ont découvert l’un sur l’autre, par exemple dans des tests de psychopop en ligne comme le Myers-Briggs et les Cinq langages de l’amour. Il y a également une liste d’amis à inviter et un fichier où ils notent des souvenirs de leurs soirées en amoureux. M. Lang, 30 ans, était si fier de sa création que le mois dernier, il l’a proposée sur X : « Ma femme et moi utilisons Notion religieusement pour gérer notre vie quotidienne », a-t-il écrit sur la plateforme sociale. « J’en ai fait un démo, faites-moi signe si vous voulez le voir ! »

L’internet a répondu par une bouffée de fiel et d’indignation. « On m’a dit que ma femme me trompait, que j’avais un cadavre dans ma cave, que j’étais autiste », dit-il.

Or, son approche n’est pas si rare, en particulier chez les gens du secteur techno qui aiment gérer leur vie personnelle un peu comme leur vie professionnelle. Pour toute une cohorte de jeunes, il est tout à fait logique d’appliquer les outils du monde du travail à leurs relations et à leur famille : on fait comme les entreprises, qui ont des objectifs et des systèmes pour les atteindre. Ça fait bouger les choses.

Karen-Lynn Amouyal utilise des tableaux Kanban – un système de suivi visuel où les tâches progressent de gauche à droite – dans Trello, un outil de gestion de projet multi-usage. Elle y met son travail chez Yana Sleep, sa petite boîte de commerce électronique, mais aussi la planification de voyages et d’évènements avec Ben. Tous deux se sont aussi dotés d’un canal Slack, nommé d’après un mot-valise formé à partir de leurs noms de famille (avec un logo créé à l’aide du logiciel d’IA Midjourney). Elle admet que tout ça fait « un peu psychopathe », mais, dit-elle, l’optimisation a toujours été son dada.

Traiter absolument toute la logistique de leur couple dans le canal Slack a des avantages émotifs, dit-elle. Ainsi, les textos et les conversations en personne servent seulement aux choses agréables.

« Quand le boulot est fini, j’adore ne pas avoir à passer 20 minutes à faire de l’intendance semi-urgente avant de plonger dans un souper à emporter et de passer du temps avec nos chiens », a-t-elle affirmé. « S’asseoir ensemble pour établir l’agenda, c’est du temps de moindre qualité. On aime mieux se retrouver pour tout ce qui est bien, se raconter des blagues, ces choses-là. »

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Le système de Ben Lang contient un fichier où sa femme et lui notent des souvenirs de leurs soirées en amoureux.

Leur canal Slack #gratitude, sur lequel le couple s’envoie des messages d’appréciation de ce que fait l’autre, est devenu un répertoire de souvenirs qu’elle aime regarder, un peu comme un album photo, dit-elle.

Leçons du monde des affaires

Une relation, c’est un travail, mais personne ne veut l’admettre.

Mais l’approche quasi professionnelle de la vie de couple choisie par le couple Lang-Amouyal n’est vraiment pas pour tout le monde. Les gens y voient une froideur qui menace le caractère romantique et spontané de la vie.

« Parfois, à trop vouloir gérer sa vie, on en chasse la vitalité », explique Oliver Burkeman, un auteur qui a écrit sur la gestion du temps.

Pourtant, le poids écrasant de la vie moderne, avec ses listes de tâches quotidiennes, ses horaires, ses notifications et sa logistique numérique, peut sembler si lourd que toute solution pouvant alléger ne serait-ce qu’une tâche minuscule semble une bonne idée.

Emily Oster, experte en parentalité et économiste, s’est fait connaître en promouvant une « gestion de la grossesse basée sur les données », notamment dans son dernier livre The Unexpected (L’inattendu). Son autre livre, paru en 2021, intitulé The Family Firm (L’entreprise familiale), conseille d’utiliser un « processus d’entreprise » pour prendre des décisions familiales (le choix d’activités parascolaires ou l’achat d’un téléphone pour un enfant, etc.). Son approche a été très durement critiquée, pour les mêmes raisons que le système de Ben Lang l’a été : à cause de son aspect froid, technocrate et détaché.

Selon Mme Oster, ce ne sont pas les systèmes comme le sien qui posent problème : c’est refuser les conversations difficiles sur les priorités et les principes. Ses graphiques et autres outils de mesure permettent aux gens d’avoir la vie qu’ils souhaitent, dit-elle.

« En général, personne n’aime faire émerger des conflits de façon délibérée. C’est difficile au travail et c’est pire encore avec la personne auprès de qui vous voulez vous endormir ce soir », dit-elle.

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Emily Oster, experte en parentalité et économiste. Certains couples utilisent des logiciels de gestion de projet professionnels pour préserver leur relation.

Mme Oster prône l’application à sa vie personnelle d’une leçon du monde des affaires : il faut prendre des décisions réfléchies et délibérées. « D’après moi, c’est vrai dans toutes les situations », dit-elle.

Elle n’est pas la seule à penser ainsi. Malgré la volée de bois vert reçue sur X par Ben Lang, plus de 2400 personnes ont assez aimé l’idée pour télécharger son démo, avec l’option de payer jusqu’à 25 $.

Les gens ont soif d’une solution

Claire Kart, 40 ans, a acheté le système de Ben Lang, en partie, dit-elle, parce qu’elle a été amusée par toutes les blagues à ce sujet. Mais aussi parce qu’avec deux enfants de moins de 3 ans, l’attrait d’une vie meilleure, plus productive et mieux organisée à la maison était irrésistible.

Mme Kart, cadre marketing dans une jeune pousse de cryptomonnaies, a déjà mis en place des systèmes d’optimisation avec son mari, fondateur d’une start-up. Ils utilisent l’application Keep de Google pour les courses et Google Agenda pour gérer l’emploi du temps. Elle se sert du tableur en ligne Google Sheets avec un code de couleurs pour les cadeaux de Noël et la planification des vacances.

Depuis la naissance de son deuxième enfant, il y a un an, Mme Kart et son mari ont réduit la voilure. Ils ont moins de projets. « On est en mode survie, dit-elle. Réussir à faire à souper est une victoire. »

Elle pense que le système de Ben Lang serait utile, mais jusqu’à présent… elle a été trop occupée pour s’y mettre.

Une petite minorité de gens utilisent depuis toujours la technologie dans leur vie personnelle. Cela s’est répandu ces dernières années. Mei Lin Ng, cofondatrice de Hearth, une jeune pousse de technologies familiales, explique que ce type de produit a échoué dans le passé parce que les consommateurs n’étaient pas prêts. Le produit de son entreprise, un écran de 27 pouces où les familles affichent leur emploi du temps de chacun et assignent des tâches (les enfants visualisent leurs routines du matin et du coucher), a été mis sur le marché en 2023 et connaît du succès chez les milléniaux, une génération née avec un cellulaire à la main.

« Les consommateurs sont vraiment, vraiment prêts pour ça, dit-elle. Ils ont soif d’une solution. »

PHOTO AVISHAG SHAAR-YASHUV, THE NEW YORK TIMES

L’ordinateur portable de Ben Lang, ouvert sur l’outil de gestion Notion, qu’il utilise avec sa femme Karen-Lynn Amouyal pour optimiser leurs activités domestiques et relationnelles, chez lui, à Tel-Aviv, en Israël, le 1er mai 2024.

Ben Lang a été amusé par la réaction à son système, en ligne. Il y a eu un mème sur l’augmentation du taux de divorce à San Francisco, un autre sur sa femme se faisant mettre dehors du foyer, et des blagues sur l’obligation de faire approuver par sa conjointe un « bon de commande » pour toute dépense. (Il a lui-même publié un pastiche de son système, avec des objectifs trimestriels et des bilans annuels pour les relations.)

Mme Amouyal et lui ont utilisé Notion pour planifier leur mariage – un évènement de la vie qui, ceux qui l’ont fait s’en souviennent, transforme les couples en gestionnaires de projet. Ils continuent de s’en servir depuis leur retour de lune de miel. L’onglet le plus conspué de son système, le journal des sorties ensemble, en soirée, était, explique-t-il, juste un moyen de suivre un conseil matrimonial qu’il a entendu ad nauseam : il est crucial d’entretenir le lien quand la vie devient plus occupée et plus compliquée. Pourquoi, alors, ne pas créer un journal de toutes les choses agréables faites ensemble ?

L’ampleur de la réaction l’a surpris : « Je pensais que quelques personnes trouveraient que c’était charmant, c’est tout. »

Cet article a été publié dans le New York Times.

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