Depuis sa naissance il y a 57 ans dans l’île de Sulawesi, Jamal a surtout connu les privations, le chômage et une vie sans avenir. Les gens vendaient du sable, pêchaient et faisaient de la petite agriculture. Se faire voler un poulet par un voisin affamé était fréquent.

Jamal (comme beaucoup d’Indonésiens, il n’a qu’un seul nom) se rendait souvent en moto travailler dans la construction à Kendari, à une demi-heure de route.

Puis, il y a six ans, une énorme fonderie s’est élevée près de chez lui. L’usine a été construite par PT Dragon Virtue Nickel Industry, filiale d’un géant minier chinois, Jiangsu Delong Nickel.

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Jamal a augmenté ses revenus grâce aux fonderies. Il peut mettre de la céramique sur le plancher de béton, autrefois nu.

En 2020, l’Indonésie a interdit l’exportation du nickel brut afin d’attirer l’investissement dans la transformation. L’industrie chinoise est arrivée en force et a construit des dizaines de fonderies. La Chine sécurisait ainsi l’approvisionnement en nickel de sa filière automobile électrique et la fabrication de batteries. De plus, elle éloignait des villes chinoises la pollution engendrée par l’affinage du nickel.

Jamal a trouvé un emploi dans la construction de dortoirs pour les ouvriers venus d’autres régions de Sulawesi, l’île anciennement appelée Célèbes. Il a augmenté ses revenus en construisant sept logements locatifs dans la maison où il est né et a grandi. Son gendre a été embauché à la fonderie. Chez Jamal, un climatiseur neuf atténue la moiteur de l’air tropical. Il a récemment posé de la céramique sur le plancher de béton, autrefois nu.

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Des travailleurs du parc industriel de Morowali, un complexe de 50 usines s’étendant sur 4000 hectares

Sa famille et lui se plaignent de la poussière et de la fumée âcre venues de la fonderie et des camions qui passent à toute heure, chargés de minerai brut. Certains jours, les résidants doivent porter le masque et peinent à respirer. Les problèmes pulmonaires sont en hausse.

« C’est comme ça, dit Jamal. L’air est mauvais, mais on vit mieux. »

L’État indonésien a conclu un marché avec les riches sociétés chinoises qui dominent aujourd’hui la métallurgie du nickel : pollution et problèmes sociaux contre croissance économique. Au cœur de cette transaction, il y a les immenses réserves de nickel de l’Indonésie.

Ce matin, à la mine de Cinta Jaya, sur la côte sud-est de Sulawesi, des dizaines d’excavatrices déchirent le sol rougeâtre, chargeant la terre sur des camions à benne qui la transportent jusqu’à la mer de Banda. Là, ils déchargent le minerai sur des barges en partance pour les fonderies situées ailleurs dans l’île.

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Des camions roulant sur une jetée déchargent du minerai de nickel dans des barges qui seront remorquées jusqu’à des usines d’affinage plus loin sur la côte de l’île de Sulawesi.

Du nickel part vers le nord, au parc industriel de Morowali, un complexe de 50 usines s’étendant sur 4000 hectares. Cette enclave clôturée a son propre aéroport, son propre port maritime et une cuisine centralisée qui prépare 70 000 repas par jour. Le parc a été créé en 2013 grâce à un accord annoncé par le président indonésien de l’époque, Susilo Bambang Yudhoyono, et le président chinois, Xi Jinping. La Banque chinoise de développement a prêté plus de 1,2 milliard de dollars.

Environ 6000 travailleurs chinois y vivent dans des dortoirs, leur linge séchant sur les garde-corps. Les cadres chinois en visite dorment dans un hôtel cinq étoiles géré par Tsingshan, une société chinoise qui a construit une fonderie fabriquant des composants de batteries d’autos électriques. Du restaurant, qui sert des dim sums et de la bouillie de riz, on voit la jetée où des camions déchargent leur cargaison.

Cinq millions de tonnes de minerai de nickel sont étendues sur une colline surplombant le port – un stock gigantesque. Dans un bâtiment ayant la taille de plusieurs hangars d’aviation, des montagnes de charbon attendent d’être acheminées vers la centrale électrique.

D’autres barges quittant la mine de nickel naviguent vers le sud, vers le district de Morosi, où vit Jamal, près de deux fonderies chinoises qui ont – pour le meilleur et pour le pire – bouleversé la vie des gens.

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Dans le district de Morosi, la fonderie chinoise PT Obsidian Stainless Steels a – pour le meilleur et pour le pire – bouleversé la vie des gens.

L’usine Obsidian Stainless Steel, une autre filiale du groupe Delong, domine les rizières environnantes. À la fin du quart de travail de l’après-midi, les travailleurs sortent en masse de l’usine et se dirigent à moto vers leurs dortoirs, tout près. Nombre d’entre eux, originaires de Chine continentale, s’arrêtent dans des magasins et restaurants ornés de panneaux affichant des caractères chinois.

Devant sa boutique, Wang Lidan fait cuire des calmars au barbecue, tout en vantant ses autres mets : crêpes à l’échalote, boulettes frites, barres de crème glacée et radis marinés en bocaux.

Élevée à Xiamen, dans le sud de la Chine, elle vit en Indonésie depuis 30 ans. Elle vendait des bijoux importés de Chine aux touristes dans l’île balnéaire de Bali et tenait un modeste restaurant à Jakarta, la capitale.

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La restauratrice Wang Lidan (devant la porte) a comme clientèle des ouvriers chinois venus manger après leur quart de travail.

Elle est arrivée ici il y a cinq ans, après avoir entendu dire que des milliers d’ouvriers chinois étaient en route vers une partie isolée de Sulawesi pour travailler dans les nouvelles fonderies. Elle a loué une cabane avec des bâches en plastique et de tôle ondulée comme toiture, où elle a installé un restaurant. Elle dormait sur un banc en bois dans la cuisine.

Eno Priyanto, un Indonésien, vient lui aussi d’ouvrir un restaurant, où il sert des fruits de mer et des satays. « Avant, ici, c’était un marécage. C’est bien mieux maintenant », dit-il.

Mais derrière la fonderie, les fermiers pleurent leurs espoirs anéantis.

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Un fermier dans une exploitation agricole de Morosi a maintenant un nouveau voisin, la fonderie PT Obsidian Stainless Steel (OSS).

Rosmini Bado, 43 ans, mère de quatre enfants, vit dans une maison sur pilotis plantée devant ses rizières. Elle a désormais vue sur les cheminées et un mur de béton au bout de son lot. C’est tout ce qui sépare son gagne-pain des tas de rebuts fumants déversés là après l’affinage du minerai.

Cette année, juste après les semailles, ses terres ont été inondées par une violente tempête. Avant la construction de l’usine, le drainage aurait évacué l’eau. Plus maintenant : le mur de béton a gardé l’eau sur sa parcelle, détruisant une récolte d’une valeur de 18 millions de roupies (près de 300 000 $ CAN).

Les poissons qu’elle élève dans des bassins n’atteignent plus leur taille normale. Les gens du coin blâment les toxines qui s’infiltrent dans tout.

Son mari et son fils n’ont pas été engagés à l’usine.

Dans la ceinture de nickel de Sulawesi, les employés locaux savent qu’ils gagnent bien moins que leurs homologues chinois, dont beaucoup sont contremaîtres.

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Des ouvriers montant à bord d’un autobus de l’entreprise au parc industriel de Morowali

Les travailleurs qui sillonnent les routes environnantes à moto portent des casques de chantier dont les couleurs indiquent leur rang : jaune pour le premier échelon, rouge pour l’échelon suivant, puis bleu et blanc. Il n’échappe à personne que les Indonésiens ont presque tous un casque jaune, tandis que le bleu et le blanc sont l’apanage des travailleurs chinois.

« C’est injuste, déclare Jamal. Les Indonésiens travaillent plus dur, tandis que les Chinois montrent du doigt et leur disent quoi faire. »

Cet article a été publié à l’origine dans le New York Times.

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