« Injuste », « hautement inappropriée », « profondément troublante » … Des millions de dollars ont glissé entre les mains de l’État en raison de la conduite du fisc canadien et du ministère de la Justice, écorchés de manière cinglante par la Cour canadienne de l’impôt (CCI), contrainte de donner raison à des contribuables qui contestaient d’importantes pénalitées imposées en raison de leur participation à une forme d’évasion fiscale.

Ces semonces émanent d’une décision du juge Patrick Boyle, rendue il y a environ un mois. Il estime que ce « mépris des règles et des ordonnances du tribunal » a privé les contribuables au cœur de l’affaire d’avoir droit à un procès équitable en dépit de ce qui leur était reproché par l’Agence du revenu du Canada (ARC).

« Les abus de procédures […] ont provoqué des retards et dépenses considérables pour les trois appelants, écrit le magistrat dans sa longue liste de reproches. Ils constituent une utilisation inefficace des ressources publiques financées par l’ensemble des Canadiens. »

Résultat : les plaignants, à qui l’on réclamait 3 millions en pénalités pour « faute lourde », n’auront pas à débourser un sou. Ils s’étaient pourtant retrouvés sur l’écran radar de l’ARC après avoir retenu, il y a plusieurs années, les services de firmes qui faisaient miroiter de généreux remboursements d’impôt grâce à un stratagème qui a valu des peines d’emprisonnement à certains de ses promoteurs.

Mais après des années de délais attribuables au refus de l’ARC d’obtempérer à ses ordonnances, le magistrat a décidé que la plaisanterie avait assez duré.

« Ce résultat est l’unique responsabilité du défendeur », souligne le juge Boyle.

La cause pourrait être portée en appel, mais rien ne garantit que cette démarche serait couronnée de succès. Ce procès devait débuter en mars 2019. Lorsque la décision de la CCI a été rendue, le 5 octobre dernier, on en était toujours au stade de l’enquête préliminaire.

« Le juge était rendu au bout du rouleau », souligne le professeur associé de droit fiscal à l’Université Laval André Lareau. « Généralement, ce sont les contribuables qui sont critiqués parce qu’ils étirent les délais, pas l’ARC. L’État vient de se priver de 3 millions d’entrées de fonds à cause de l’incurie de l’Agence. »

Payer moins d’impôt

Les trois plaignants – un psychiatre du Manitoba, une infirmière de l’Ontario et un pilote de la Colombie-Britannique – faisaient face à des pénalités pour faute lourde. Ils faisaient partie des centaines de contribuables ayant retenu, il y a environ une décennie, les services de DeMara Consulting et de Fiscal Arbitrators – deux cabinets établis à l’extérieur du Québec – pour soumettre leur déclaration de revenus. En 2016, une employée de la première firme a été condamnée à une peine d’emprisonnement tandis que le cofondateur de la deuxième avait été condamné à six années d’emprisonnement.

Le stratagème déployé consistait essentiellement à inventer des déductions, notamment en comptabilisant des dettes et des dépenses personnelles comme pertes en capital. Les contribuables pouvaient ainsi réduire leur revenu imposable. La Loi de l’impôt sur le revenu permet à l’ARC d’imposer des pénalités pour faute lourde lorsque des omissions surviennent « consciemment » dans une déclaration. C’est ce que le fisc avait décidé de faire pour les clients de DeMara Consulting et de Fiscal Arbitrators.

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André Lareau est professeur associé de droit fiscal à l’Université Laval.

« Dans la décision, les contribuables faisaient preuve d’une forme d’aveuglement volontaire, explique le professeur Lareau. On inscrivait des milliers de dollars en déductions en pensant que c’était pour passer. »

Ratés en série

La décision de la CCI relève les multiples ratés observés par le juge Boyle pendant l’enquête préliminaire. Par exemple, en octobre 2019, l’ARC a « échoué de manière répétée » à se conformer à ses exigences pour divulguer de la preuve auprès des plaignants, ce qui a inutilement allongé les procédures judiciaires, souligne-t-il.

De plus, les représentants du fisc se sont montrés « non coopératifs » et « évasifs ». Le juge cite une audience où un enquêteur de l’ARC avait admis ne pas s’être « informé » des enquêtes concernant les trois contribuables.

Cela démontre à quel point il y avait un manque de préparation et de coopération.

Le juge Patrick Boyle

Ce dernier dit avoir du mal à comprendre comment la cause a pu prendre une telle tournure puisque le fisc était représenté par le ministère de la Justice, « qui est essentiellement le plus grand cabinet d’avocats au Canada » et qui connaît les rouages de la fiscalité.

« Pourtant, cela n’a pas empêché les représentants du fisc de fournir des réponses incorrectes à ce qui était demandé par le tribunal ainsi que les plaignants. D’autres ont délibérément tenté d’étirer indûment les délais, écrit le juge Boyle. À un autre moment, la poursuite a délibérément omis de soumettre à la défense la page d’un rapport qui faisait partie de la preuve déposée. »

« Cela est trompeur et inapproprié », estime le juge.

L’ARC et ses avocats ont également interprété une autre ordonnance dans laquelle on lui demandait de fournir des documents relatifs aux enquêtes sur les trois contribuables.

« Si [l’Agence] estimait que mes ordonnances n’étaient pas claires, elle aurait pu me demander des éclaircissements, lit-on dans la décision. Si elle croyait qu’elles étaient erronées, elle aurait pu faire appel. Elle a choisi de faire ni un ni l’autre. »

Invitée par La Presse à commenter le jugement de la CCI, l’ARC a décliné. Dans un courriel, le fisc s’est limité à souligner que les tribunaux « offrent aux Canadiens un examen indépendant des questions en litige ».

Les plaignants devaient à l’origine être les représentants d’un groupe formé de centaines de contribuables qui souhaitaient en appeler des sommes réclamées par le fisc. La décision n’a qu’une portée limitée. Le magistrat prend la peine de préciser qu’elle ne concerne que les trois plaignants, et non l’ensemble du groupe.

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    Effectif approximatif de l’Agence du revenu du Canada, selon les estimations les plus récentes
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