(Cornwall, Ontario) Investissements bidon. Trafic de drogue. Arnaques amoureuses. Blanchiment d’argent. Alors que les fraudes liées aux cryptomonnaies atteignent un niveau « astronomique », la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a lancé cette semaine un programme pour former une vingtaine de ses agents à la réalité complexe des devises virtuelles. La Presse a assisté au projet-pilote de la police fédérale à Cornwall, en Ontario.

« On n’avait honnêtement aucune idée de ce qu’étaient le dark web ou le bitcoin quand on a commencé cette enquête. »

Le caporal Steve Harten raconte avec candeur les rebondissements qui ont mené à l’arrestation d’un important trafiquant de drogue – « M. Hotsauce » – en mai 2018, à Toronto. Au début de l’enquête, la GRC sait seulement que l’homme vend du fentanyl, du crystal meth et d’autres drogues sous ce pseudonyme dans un marché virtuel du dark web. Les policiers ignorent sa véritable identité et ses façons de faire sur le terrain, entre le moment où les substances illicites sont commandées et celui où elles sont livrées.

Le portrait se précise assez vite. Les enquêteurs découvrent que la drogue est dissimulée dans des cartes d’anniversaire musicales, puis expédiée à partir de différents bureaux de Postes Canada. L’étau se resserre après une filature haletante dans le métro de Toronto et une poursuite en taxi dans les rues du centre-ville.

Au terme de quelques semaines d’intense surveillance, les agents de la GRC perquisitionnent dans la maison de « M. Hotsauce ». Ils y trouvent non seulement le suspect, mais aussi un pistolet et d’importantes quantités de drogues de synthèse, cachées dans un demi-sous-sol miteux. Ils découvrent un autre élément crucial : un ordinateur encore allumé.

Dans le feu de l’action, les policiers ont le réflexe de garder l’ordinateur actif en déplaçant constamment la souris pour éviter qu’il ne se verrouille – le temps d’appeler en renfort des collègues spécialisés en cybercriminalité. Ils trouvent trois heures plus tard un bout de papier où sont gribouillées deux phrases codées. Ce sera la clé de voûte pour accéder aux portefeuilles de cryptomonnaies du trafiquant, son mode de paiement de prédilection.

PHOTO FOURNIE PAR LA GRC

Une partie du « catalogue » de drogues du trafiquant « M. Hotsauce ». Il transigeait sur la plateforme DreamMarket, dans le darkweb, et se faisait payer en fractions de bitcoin.

« Ça a permis de reconstituer deux portefeuilles [de cryptomonnaies], qui contenaient chacun 11 bitcoins », explique Steve Harten devant un parterre de collègues de la GRC réunis cette semaine dans un hôtel de Cornwall, en Ontario.

Que faire avec ce butin évalué à plus de 200 000 $ ? Il faut agir vite, pendant que la GRC contrôle toujours l’ordinateur du prévenu. Les agents toujours sur place appellent Adrienne Vickery, grande responsable des cryptomonnaies à la GRC. D’autres appels sont faits à la Direction de la gestion des biens saisis du gouvernement canadien. On convient alors de transférer les 22 bitcoins dans un portefeuille virtuel de la GRC, une manœuvre jamais effectuée jusque-là. Et qui fonctionne.

C’était la première fois qu’on saisissait des cryptomonnaies dans le cadre d’une enquête.

Steve Harten, caporal à la GRC

Des millions saisis

L’opération a marqué un tournant pour la GRC. Le corps policier fédéral a depuis réussi à retrouver – et saisir – des millions de dollars en cryptomonnaies dans le cadre d’enquêtes criminelles, avec l’aval des tribunaux.

Par exemple, 719 bitcoins, ce qui équivaut à quelque 35 millions de dollars, ont été confisqués en janvier dernier auprès de Sébastien Vachon-Desjardins, un Gatinois accusé d’avoir exploité des rançongiciels. (La GRC refuse de préciser le nombre total de saisies effectuées depuis 2018.)

Malgré certains succès, les forces de l’ordre peinent à suivre la cadence des cybercriminels. Les signalements de fraudes impliquant des cryptomonnaies se sont élevés à 75 millions de dollars l’an dernier au pays, contre à peine 12,6 millions entre 2018 et 2020, selon les données du Centre antifraude de la GRC. Et ce n’est que la pointe de l’iceberg.

Pour tenter de s’attaquer au fléau, la direction des crimes financiers de la GRC a mis sur pied un programme intensif d’une semaine pour former 24 agents de partout au pays aux différentes facettes des cryptomonnaies. On leur présente depuis lundi des cas concrets, dont celui de « M. Hotsauce », ainsi que des conférences d’experts du secteur privé, comme ceux de la firme Chainalysis.

La Presse a pu assister à une partie de cette formation, lundi, après avoir tenté à beaucoup de reprises de parler aux experts de la GRC ces derniers mois. L’objectif est d’outiller les agents responsables des cryptommonaies de chaque province, qui pourront ensuite faire partager leurs connaissances avec leurs collègues, explique en entrevue Adrienne Vickery, officier responsable – Intégrité financière, Opérations criminelles de la police fédérale.

« Mon rôle de coordinatrice nationale des cryptomonnaies est de partager des renseignements, de parler des défis touchant les enquêtes, pour que nous puissions collectivement identifier comment la GRC peut aller de l’avant », dit-elle.

PHOTO FOURNIE PAR LA GRC

Adrienne Vickery, coordonnatrice nationale en matière de cryptomonnaie aux Opérations criminelles de la Police fédérale de la GRC, et l’enquêteur Steve Harten, qui a contribué à l’arrestation de « M. Hotsauce »

Des guichets et des fraudes

Le rôle de Mme Vickery est relativement récent : elle a été nommée comme coordonnatrice en matière de cryptomonnaies en 2016. La GRC ne dispose pas d’une équipe qui se consacre exclusivement aux devises virtuelles, précise-t-elle, mais recourt à des agents qui avaient déjà un intérêt en la matière. La plupart des 24 policiers présents à Cornwall cette semaine connaissent bien le sujet et « investissent » même dans les cryptomonnaies, dit-elle.

L’objectif de la GRC est de pouvoir suivre le rythme des criminels qui inventent sans cesse de nouveaux stratagèmes impliquant des devises virtuelles. Les fraudes en tous genres « atteignent un niveau astronomique ici au Canada », souligne Adrienne Vickery. Dans la dernière année, les arnaques impliquant de fausses plateformes d’investissement, qui promettent des rendements mirobolants, se sont multipliées.

Parmi les autres malversations les plus répandues, on compte celles où des faussaires se font passer pour des agents de l’Agence du revenu du Canada (ARC).

« Ils disent aux victimes que si elles n’envoient pas des fonds, elles seront arrêtées, précise Mme Vickery. Ils vont demander aux victimes quel est leur code postal, et pendant qu’ils sont avec elles au téléphone, ils vont consulter des sites comme Coin ATM Radar, qui indiquent où se trouvent les guichets automatiques de cryptomonnaies, et diriger la personne au guichet le plus près puis lui demander d’y insérer de l’argent pour envoyer des fonds [en cryptomonnaie]. »

La multiplication des guichets de cryptomonnaies est d’ailleurs dans la ligne de mire de la GRC, confirme Adrienne Vickery. Ces machines, où l’on peut acheter des bitcoins et d’autres devises dans un relatif anonymat avec de l’argent liquide, sont aujourd’hui six fois plus nombreuses qu’au début de la pandémie, souligne-t-elle. Le Canada est le deuxième marché mondial, avec 2435 guichets en activité, selon Coin ATM Radar.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Un guichet de cryptomonnaies installé dans un dépanneur de Montréal

Nous sommes certainement intéressés par ces machines. Je crois qu’avec tout nouveau système, il y a un potentiel pour le blanchiment d’argent.

Adrienne Vickery, officier responsable – Intégrité financière, Opérations criminelles de la GRC

Une enquête récente de La Presse a permis de déterminer qu’au moins 270 de ces guichets sont apparus au Québec ces dernières années, dans un flou réglementaire assez important. Revenu Québec, responsable de délivrer les permis d’exploitation, est incapable de quantifier leur nombre. Le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE), qui supervise cette industrie sur le plan fédéral depuis 2020, n’est pas non plus en mesure de fournir un nombre.

Ces machines sont perçues par de nombreuses autorités comme un moyen idéal pour blanchir de l’argent, puisque les cryptomonnaies peuvent être achetées en liquide dans un relatif anonymat en déça d’un certain seuil – 1000 $ au Canada. Le Royaume-Uni les a interdites pour cette raison en mars 2022.

La GRC n’a pas voulu confirmer si des enquêtes avaient déjà été déclenchées au pays en lien avec les guichets de bitcoins. Idem pour la Sûreté du Québec et le Service de police de la Ville de Montréal. Adrienne Vickery rappelle que bon nombre de personnes utilisent ces machines – et les cryptomonnaies en général – à des fins légitimes, malgré l’explosion des fraudes.

La GRC espère donner son nouveau « cours national d’enquêteur en cryptomonnaies » quatre ou cinq fois par année.

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