Les problèmes s’accumulent concernant le F-35, l’avion de combat qu’Ottawa veut commander au coût de 19 milliards US, alors qu’il n’y a aucune garantie que l’entretien et la formation pour ces appareils s’effectueront au Québec.

Découverte de centaines de défaillances dont certaines jugées mortelles, vulnérabilités informatiques et visites très fréquentes à l’atelier de réparation… Ces conclusions ne sont pas tirées d’un rapport d’inspection des CF-18 canadiens à l’agonie, mais d’un bilan très critique du Pentagone sur le F-35, l’avion de combat qu’Ottawa veut commander au coût de 19 milliards US.

Ces lacunes figurent dans une version du plus récent bilan dressé par le Director, Operational Test and Evaluation (DOT&E) qui n’a pas été rendue publique. L’organisme Project on Government Oversight a obtenu ce document déposé en janvier dernier et l’a mis en ligne récemment.

« Aucune des informations n’est utile à un adversaire potentiel, mais elles sont très embarrassantes pour le programme, car elles mettent en lumière les lacunes de performance de l’avion », explique à La Presse Dan Grazier, ex-membre du corps des marines désormais analyste en matière de défense au sein de l’organisation à but non lucratif.

Alors que le gouvernement Trudeau intensifie ses négociations avec Lockheed Martin, constructeur du F-35, l’expert y va d’une mise en garde : le Canada s’apprête à acquérir 88 exemplaires d’un chasseur sans avoir la certitude que ces avions rempliront leurs promesses. Le géant américain n’a pas commenté le contenu du document.

Le Canada a déjà déboursé 613 millions US pour financer le développement du F-35 depuis 1997, un programme marqué par les retards et les dépassements de coûts. L’avion furtif, présenté comme le plus avancé d’un point de vue technologique, est utilisé par les États-Unis et d’autres alliés comme le Royaume-Uni, l’Italie et l’Australie. L’appareil ne s’est pas encore retrouvé en situation de combat.

Le nombre total de défauts n’a pas diminué de manière significative en raison de la découverte continue de nouveaux problèmes.

Extrait du rapport du Director, Operational Test and Evaluation

Il n’y a pas qu’au sud de la frontière que les promesses ne sont pas tenues. L’Australie, qui a commandé 72 appareils F-35, devrait voir les heures de vol de sa flotte fondre de 25 % au cours des quatre prochaines années, selon des documents obtenus par le quotidien The Australian.

Une boîte à surprises

Le rapport d’environ 370 pages se concentre sur la flotte américaine, qui devrait compter 2500 chasseurs à terme. Il recense 845 « défauts non corrigés », dont 6 de « catégorie 1 », soit des défauts qui peuvent « causer la mort, des blessures graves ou des lésions sérieuses ». Impossible toutefois d’en savoir davantage puisque le document n’entre pas dans les détails.

« Les ingénieurs tentent de résoudre les problèmes, mais pendant qu’ils le font, on en découvre d’autres, affirme M. Grazier. D’une année à l’autre, le nombre de défauts ne change donc pas beaucoup. »

Selon l’expert, cela signifie que le Canada, à l’instar des autres clients du F-35, risque de recevoir des appareils qui ne seront « pas entièrement développés » et qui auront besoin d’une « mise à jour ultérieure », qui devrait s’accompagner de coûts supplémentaires.

Malgré les progrès de l’équipe dans l’amélioration de la stabilité globale du système, il reste encore beaucoup à faire pour achever le processus de vérification et de validation.

Extrait du rapport du Director, Operational Test and Evaluation

Après avoir consulté le rapport à la demande de La Presse, Thomas Hughes, chercheur postdoctorant au Centre for International and Defence Policy de l’Université Queen’s, à Kingston, s’est également montré préoccupé par cet aspect.

PHOTO FOURNIE PAR L’UNIVERSITÉ QUEEN’S

Thomas Hughes est chercheur postdoctorant au Centre for International and Defence Policy de l’Université Queen’s.

C’est ce qui m’inquiète le plus. La résolution d’un problème en crée un autre. C’est une grosse problématique. Je ne crois pas qu’il y ait quoi que ce soit que l’on peut contester dans ce rapport.

 Thomas Hughes

M. Hughes préfère cependant voir le verre à moitié plein. Si le programme du F-35 n’a pas respecté ses promesses jusqu’à présent, le Canada devrait recevoir « la plus récente version » des chasseurs. En principe, il devrait y avoir moins de mauvaises surprises, croit-il.

Souvent à l’atelier

M. Grazier est également préoccupé par la « disponibilité » des F-35, qui a « plafonné en 2021 », selon le DOT&E. Aux États-Unis, ce taux s’est établi à 61 % l’an dernier, en deçà de l’objectif de 65 %, une cible qui était déjà basse selon l’expert.

Le taux de disponibilité correspond au pourcentage d’appareils aptes à réaliser des missions et qui ne sont pas dans un centre de maintenance.

PHOTO FOURNIE PAR PROJECT ON GOVERNEMENT OVERSIGHT

Ex-membre du corps des marines, Dan Grazier est analyste en matière de défense.

Si les avions ne peuvent décoller quand on en a besoin, c’est du gaspillage d’argent. On vante les mérites du F-35, mais si vous pouvez seulement l’utiliser avec parcimonie et dans des circonstances définies, à quoi sert-il ?

Dan Grazier

Le DOT&E note que l’amélioration du coefficient de disponibilité est en partie attribuable à la livraison de F-35 plus récents. Le vieillissement de la flotte entraînera inévitablement un recul à ce chapitre, selon l’expert.

Un risque de piratage ?

Malgré sa supériorité technologique, le F-35 ne serait pas à l’abri des cyberattaques, selon le rapport du Pentagone, qui, une fois de plus, n’entre pas dans les détails.

Pour un appareil qui mise grandement sur l’interopérabilité, il s’agit d’un « énorme problème », selon M. Hughes.

« La valeur du F-35 réside dans sa capacité à se connecter à d’autres avions, explique-t-il. Je pense que [les potentielles cyberattaques sont] un obstacle incroyablement difficile à surmonter parce qu’il est presque impossible de connaître les moyens des cyberpirates. Ce sera toujours une menace. »

Cela dit, l’avion de Lockheed Martin n’est pas « plus à risque » que d’autres, souligne l’expert. Il s’agit cependant d’un autre aspect qui pourrait empêcher le F-35 de remplir certaines promesses.

Remplacement des avions de combat

Du travail en péril au Québec ?

PHOTO FOURNIE PAR LOCKHEED MARTIN

Des F-35 en vol

C’était écrit noir sur blanc avec Boeing et Saab tandis que les points d’interrogation sont nombreux avec Lockheed Martin. En optant pour le F-35 du constructeur américain pour remplacer ses vieux CF-18, le gouvernement Trudeau s’est engagé dans un processus qui n’offre aucune garantie que l’entretien et la formation pour ces avions de combat s’effectueront au Québec.

Dans l’industrie aérospatiale, des sources, qui n’ont pas voulu s’exprimer publiquement par crainte de remontrances d’Ottawa, se disent étonnées de l’opacité des négociations visant à finaliser l’achat de 88 chasseurs au coût de 19 milliards US. Plusieurs déplorent l’absence d’engagements préalables clairs avant d’amorcer le dialogue.

Lockheed Martin devra montrer que le F-35 générera des retombées équivalentes à la valeur du contrat. Qui seront les partenaires privilégiés de la multinationale ? De quel type de retombées s’agira-t-il ? Où s’effectuera le travail ? Ces questions sont sans réponse. Le gouvernement Trudeau et le géant américain refusent de s’avancer. Selon l’entreprise, 110 sociétés canadiennes ont contribué au programme depuis son lancement.

Le vice-président général de l’Association internationale des machinistes et travailleurs de l’aérospatiale (AIMTA) est inquiet de ce manque d’information.

On roule les dés avec l’argent des contribuables. J’espère qu’on ne s’est pas mis dans une position de faiblesse en se fiant à Lockheed Martin.

David Chartrand, vice-président général de l’AIMTA

L’approche avec le F-35 détonne par rapport à celles adoptées par Boeing et par Saab, les deux autres entreprises qui convoitaient le contrat. Par exemple, Boeing avait nommé cinq partenaires privilégiés, dont L3Harris et CAE, deux acteurs d’envergure au Québec. La première aurait hérité de l’entretien des appareils et la seconde était la candidate pour tout ce qui gravitait autour de la formation. Saab promettait un centre québécois de maintenance des Gripen. La suédoise misait aussi sur CAE pour la formation.

Même s’il contribue financièrement au F-35 depuis 1997, le Canada a mis des décennies avant de confirmer ses commandes. Cela pourrait jouer contre le pays en matière de retombées industrielles puisque l’entreprise américaine a déjà monté son équipe de partenaires – parmi lesquels on trouve Héroux-Devtek.

Engagements inconnus

Plus de 800 personnes travaillent chez L3Harris à Mirabel, où s’effectue l’entretien des CF-18 des Forces armées canadiennes et d’autres appareils. La société espère convaincre Lockheed Martin, mais il n’y a aucune certitude que les nouveaux avions de combat se poseront chez elle, reconnaît son directeur général, Ugo Paniconi.

« Je ne peux pas utiliser le mot “garantie”, explique-t-il. L’entente avec Boeing était mieux définie. Avec Lockheed Martin, on a déjà des liens d’affaires [pour l’entretien des hélicoptères Sikorsky] et on aura l’occasion de montrer ce que l’on sait faire. »

Malgré l’incertitude, M. Paniconi est optimiste. Des demandes fermes du gouvernement fédéral aideraient, concède-t-il. La perte d’un important contrat risquerait toutefois d’avoir des conséquences chez L3Harris, même si elle compte de nombreux clients et que ses activités sont diversifiées.

Pour effectuer la maintenance lourde – remplacement de pièces, entretien des moteurs… – du F-35, Lockheed Martin a mis sur pied un réseau avec des antennes exploitées par des entreprises locales en Amérique du Nord, en Europe ainsi qu’en Asie. La multinationale n’a pas voulu dire si l’empreinte s’élargira au Canada.

CAE ignore également si elle fera partie de l’aventure du F-35. La multinationale québécoise est catégorique : le Canada enverrait un drôle de signal s’il n’exigeait pas qu’un champion local soit retenu pour former les pilotes des prochains chasseurs.

PHOTO TIRÉE DE LINKEDIN

France Hébert, vice-président du secteur de la défense canadienne chez CAE

C’est primordial que la formation vienne chez CAE. Ça serait incroyablement décevant si ça ne se passait pas comme cela.

France Hébert, vice-présidente du secteur de la défense canadienne chez CAE

Des salariés de la multinationale supervisent les simulateurs des CF-18 installés dans les bases de Bagotville et de Cold Lake (Alberta) et quelque 185 de ses travailleurs collaborent avec L3Harris à Mirabel pour entretenir les avions de combat actuels.

Un partage difficile ?

Présenté comme l’avion furtif le plus technologiquement avancé, le F-35 est un appareil plus complexe à entretenir par rapport à des Gripen ou d’autres versions du F-18 de Boeing, souligne Richard Aboulafia, directeur général de la firme AeroDynamics Advisory. Il pourrait donc être plus difficile de confier des contrats de maintenance à des sous-traitants.

« C’est différent d’un jet plus ancien et plus mécanique, souligne l’analyste américain. Ce n’est pas aussi simple que de confier le contrat à un fournisseur. »

Dan Grazier, ex-membre du corps des marines désormais analyste en matière de défense au sein de l’organisation américaine à but non lucratif Project on Governement Oversight, ajoute que Lockheed Martin n’est pas toujours ouverte à faire partager son savoir-faire.

« L’entreprise dispose de tous les droits de propriété intellectuelle pour les données techniques, affirme-t-il. Elle est la seule qui sait comment réaliser une grande partie du travail sur le F-35. C’est un gros problème. »

À l’AIMTA, M. Chartrand est également au courant de ce problème. Cela préoccupe le dirigeant syndical, qui craint qu’il ne reste que des miettes du côté de l’entretien si Lockheed Martin refuse de communiquer ces données.