La crise du logement n’affecte plus seulement les ménages à faible revenu. Dans plusieurs régions, les employeurs peinent à retenir et à garder les travailleurs faute de logements accessibles.

Depuis près d’un mois, Laura Boutillier doit se lever à 2 h 30 du matin, en même temps que son copain, Damien Sauvage, qui est boulanger. Elle le conduit au travail, chez eBou, à Saint-Sauveur, puis retourne se coucher à leur appartement de Saint-Jérôme jusqu’à 5 h, moment où elle se relève pour aller travailler à son tour chez eBou.

« Ça fatigue quand même. Une fois qu’on est réveillé, c’est dur de se rendormir », avoue Laura. « C’est 40 minutes de voiture », souligne Damien.

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Faute de logement à Saint-Sauveur, Damien Sauvage et sa copine Laura Boutillier, employés de la boulangerie eBou, font le trajet entre Saint-Jérôme et Saint-Sauveur plusieurs fois par jour.

Vers 10 h 30, c’est lui qui repart avec le véhicule, puis il revient chercher Laura à 14 h.

« On pensait que le logement serait un peu plus simple », glisse le boulanger.

Lorsqu’il a commencé à chercher, l’été dernier, « il n’y avait rien du tout à part des Airbnb, et c’est assez coûteux ». Après six mois à payer 2000 $ par mois pour un 3 1/2 en Airbnb à Saint-Sauveur, le jeune couple s’est résigné à louer quelque chose à Saint-Jérôme.

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Cristel et Laurent, propriétaires de la boulangerie eBou, doivent héberger les boulangers qu’ils engagent à leur arrivée faute de logement à Saint-Sauveur.

Partout à Saint-Sauveur, il manque de main-d’œuvre : il n’y a pas de jeunes parce qu’il n’y a pas de quoi les loger.

Laurent Morra, propriétaire de la boulangerie eBou

Avant la pandémie, les pancartes « à louer » ne restaient pas longtemps aux balcons. Mais depuis, « il n’y en a plus du tout, il n’y a plus rien », témoigne le commerçant.

Comme plusieurs boulangeries artisanales, il a fait venir des boulangers de France, faute de main-d’œuvre locale. Mais à leur arrivée, sa femme et lui doivent les héberger dans leur maison, à Sainte-Adèle, et les véhiculer. C’est ce qu’ils risquent de refaire en mai avec Alexis, un ami de Damien. « Il y en a encore un autre qui voudrait venir, mais c’est tellement compliqué ! Je baisse les bras ! », dit en soupirant M. Morra.

Lorsque nous les avons rencontrés, Damien et Laura espéraient, grâce à une connaissance de leur employeur, avoir enfin un appartement à Saint-Sauveur à l’été – plus cher qu’à Saint-Jérôme, mais moins qu’une deuxième voiture…

Problèmes de rétention

Les entreprises de la municipalité régionale de comté (MRC) des Pays-d’en-Haut lancent des « cris au secours », témoigne Marion Charpentier, agente de Place aux jeunes en région dans la MRC. « Elles ne savent plus quoi faire pour garder leurs employés à cause du problème de logements. »

La mission de Place aux jeunes (PAJ) est d’inciter des travailleurs qualifiés de 18 à 35 ans à venir s’installer dans l’une des 83 MRC desservies par leurs agents. Mais dans certaines régions, comme les Pays-d’en-Haut, ce n’est plus l’attraction qui pose problème.

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Marion Charpentier, agente de Place aux jeunes en région dans la MRC des Pays-d’en-Haut

En fait, je ne suis pas à l’aisede promouvoir mon territoire parce qu’il n’y a pas de logements. Je travaille plus sur la rétention de ceux qui viennent d’arriver ici.

Marion Charpentier, agente de Place aux jeunes en région dans la MRC des Pays-d’en-Haut

Mme Charpentier les aide à trouver des services, organise des activités, mais garde un œil sur le marché de la location, car des travailleurs entrent en fonction avant d’avoir trouvé un appartement.

« Nos employés doivent aller résider ailleurs et souvent, étant donné qu’ils ont trop de voyagement à faire, ils quittent l’emploi », constate le préfet de la MRC, André Genest.

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André Genest, préfet de la MRC des Pays-d’en-Haut, à Sainte-Adèle, où se trouvent les bureaux de la MRC

Les entreprises, PAJ, le Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) des Laurentides, « tout le monde parle de ça », dit M. Genest.

La MRC a récemment créé un comité logement et embauché une contractuelle. Un plus grand recours au programme de supplément au loyer (PSL), qui permet aux ménages de ne payer que 25 % de leur revenu, ainsi que des changements aux règlements municipaux pour accroître le parc locatif font partie des solutions possibles.

L’écart entre les revenus et les coûts de logement dans cette MRC est l’un des pires au Québec, souligne par ailleurs le préfet. En 2016, près d’un ménage sur deux consacrait plus de 30 % de ses revenus bruts au logement dans les Pays-d’en-Haut, contre un sur trois dans l’ensemble des Laurentides, et un sur cinq au Québec. Les données du recensement de 2021 viendront plus tard cette année, précise le Conseil des préfets et des élus de la région des Laurentides.

« Il est peu probable que cette situation s’améliore en 2022, bien au contraire », nous a toutefois indiqué la chargée de projets en habitation abordable, Thérèse Sainte-Marie, par courriel. « La rareté des logements locatifs et les hausses significatives de loyer constatées partout depuis deux ans dans la région métropolitaine et dans les Laurentides accentuent les problématiques. »

Nombreuses régions

En 2021, environ 150 personnes prêtes à emménager dans l’une des 83 MRC du réseau PAJ n’ont pas pu le faire faute de logement, estime l’organisme. Dans une quarantaine d’autres cas, les loyers étaient trop chers et dans une soixantaine d’autres encore, c’est la maison qui manquait. Et ces chiffres ne concernent que les travailleurs ayant fait appel à PAJ.

La pandémie a vraiment exacerbé le problème, confirme Catherine Beaucage, agente de recrutement pour PAJ. Elle constate deux réalités. Il y a celle des régions très populaires, comme les Laurentides, la Montérégie ou l’Estrie, où les logements sont souvent trop chers, et celle des régions où il y a peu d’offres, comme la Gaspésie, les Îles-de-la-Madeleine ou le Saguenay.

PHOTO FOURNIE PAR CATHERINE BEAUCAGE

Catherine Beaucage, agente de recrutement pour Place aux jeunes en région

Souvent, les jeunes vont louer avant d’acheter une maison, donc c’est un frein.

Catherine Beaucage, agente de recrutement pour Place aux jeunes en région

« Des logements en région, il y en a toujours eu peu, mais le flot de personnes qui arrivaient était moindre, donc on était capables de trouver. »

L’an dernier, par contre, entre le tiers et la moitié des 83 agents de PAJ ont vu des migrations échouer faute de logement, estime-t-elle.

De Tadoussac à Alma et L’Érable

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Valérie Lacoste Major avait décroché un poste à Tadoussac, mais n’a finalement pas pu le prendre, faute de logement.

Désireuse de sortir de Montréal, Valérie Lacoste Major a pris un emploi à Québec l’an dernier, puis a repéré un poste de coordonnatrice du développement socio-économique à la Ville de Tadoussac.

« Étant amoureuse de la nature, de l’environnement, j’étais attirée. C’était vraiment une belle occasion, avec de bonnes conditions de travail, de bons collègues », raconte la jeune femme.

Sa candidature retenue, elle a cherché un appartement à la fin de l’automne. Le choc !

« Je ne trouvais rien », résume-t-elle. Les rares logements qu’elle a vus étaient loués sur-le-champ ou « beaucoup trop chers ».

À la mi-janvier, elle a dû se résigner. « Je n’avais toujours rien dans le coin et j’avais d’autres offres d’emploi dans la région de la Capitale-Nationale. Donc finalement, c’est vraiment à contrecœur que j’ai dû refuser l’offre à Tadoussac. »

Une expérience qui n’étonne pas Jeni Sheldon.

« Quand j’accompagne les gens, je vais souvent dire : “Tu vas devoir prendre une chambre dans une maison pour commencer et de là, tu vas te faire un réseau de contacts” », nous a expliqué l’agente PAJ de la Haute-Côte-Nord. Elle voit « des gens qui cherchent un appartement depuis un an » ou doivent trouver une autre chambre durant la saison touristique.

Mme Sheldon a essayé d’aider Mme Lacoste Major, mais cette dernière ne pouvait pas prendre une chambre, puisqu’elle possède deux chats. Imaginez pour les familles…

Il n’y a pas d’appartementsà Tadoussac, c’est aussi clair que ça. Il n’y a rien. C’est malheureux, parce qu’il y a un manque de main-d’œuvre.

Richard Therrien, maire de Tadoussac

Quand la Ville a récemment décidé d’embaucher un nouvel employé, M. Therrien en a parlé en plein conseil municipal : « Si vous avez une maison à vendre, faites-nous-le savoir, on ne veut pas perdre cette petite famille-là ! »

Le maire nous a aussi conseillé de parler au responsable du service de l’urbanisme et de l’inspection, Luc Dubois.

Engagé pour pourvoir un besoin pressant en juillet dernier, M. Dubois a accepté de passer ses trois premières semaines sous la tente – dans trois campings différents, puisqu’aucun n’avait de place pour toute la durée du séjour. Il a ensuite loué une chambre dans une maison en pensant dénicher un appartement en septembre, sans succès. En mars, il s’est loué un chalet, le temps de faire le point.

PHOTO FOURNIE PAR LUC DUBOIS

Luc Dubois, responsable du service de l’urbanisme
et de l’inspection à la Ville de Tadoussac

« On m’avait dit qu’il y avait des problèmes de logement, mais je ne pensais pas que c’était tant », témoigne M. Dubois

Les appartements ne sont « affichés nulle part ». Et plusieurs sont disponibles durant une partie de l’année seulement, parce que loués à des touristes ou utilisés pour loger des employés durant la haute saison.

Construire à Tadoussac est aussi « très complexe », souligne le responsable de l’urbanisme. « On a des zones d’inondation et des zones de glissements de terrain, donc on ne peut pas construire n’importe où. »

En début d’année, le gouvernement du Québec a publié un avis public dans un journal local pour solliciter des offres de logements de fonction à Tadoussac.

« En tant qu’employé municipal, on n’a pas les moyens de faire ça, donc les chances diminuent ! »

Attiré sur la Côte-Nord par le fleuve et la nature, M. Dubois était prêt à faire des compromis en arrivant, mais à 52 ans, il ne se voit pas loger en chambre indéfiniment. « C’est un problème qui cause des soucis humains », dit-il. « Tu ne peux pas t’intégrer au tissu social si tu n’as pas un chez-vous. »

Ailleurs aussi

Le problème ne touche pas que les régions touristiques. La MRC de L’Érable, dans le Centre-du-Québec, dont le secteur industriel manque de main-d’œuvre, vient d’adopter une résolution pour trouver des remèdes à la « problématique de l’habitation », qui « prend de l’ampleur d’année en année ».

PHOTO FOURNIE PAR RAPHAËL TEYSSIER

Raphaël Teyssier, directeur général de la MRC de L’Érable

« C’est un enjeu de vitalité de territoire », souligne le directeur général de la MRC, Raphaël Teyssier. Après des années de repli, la population a commencé à augmenter en 2019. Encore faut-il pouvoir la loger. « Si on ne veut pas manquer le bateau pendant cinq ans, il faut bouger maintenant », plaide le directeur général, conscient que « les résultats n’arriveront pas demain matin ».

Des travailleurs à qui on a offert des emplois n’ont pas pu les prendre, ou ont dû s’installer dans une région voisine. Une nouveauté pour cette MRC dont les loyers abordables ont longtemps été un argument de vente.

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Chantal Tourigny, agente PAJ dans la MRC de L’Érable

« J’ai de grosses entreprises qui sont à l’international et donnent le même salaire qu’à Montréal pour un soudeur », explique Chantal Tourigny, agente PAJ de L’Érable. Quand un 4 1/2 se louait 475 $ dans la région, un employé venu de Montréal avait beaucoup plus d’argent dans ses poches à la fin du mois. « Mais là, je ne peux pas dire ça. Je ne peux même pas garantir que je vais avoir un logement. »

La MRC ne dispose pas d’un grand parc locatif, puisque les maisons y étaient abordables, mais leurs prix ont augmenté comme partout. « Ceux qui voulaient s’acheter des maisons se disent qu’ils vont attendre un peu, donc ça enlève des logements qui auraient pu être disponibles. »

La MRC de Lac-Saint-Jean-Est, dont plus de la moitié de la population réside à Alma, peine aussi à loger ses travailleurs.

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Roxane Michaud, agente de PAJ dans la MRC de Lac-Saint-Jean-Est

On a eu 15 familles qui n’ont pas pu venir s’établir dans la dernière année. Acheter une maison, il n’y en avait pas, louer un logement, ils n’en ont pas trouvé.

Roxane Michaud, agente de PAJ dans la MRC de Lac-Saint-Jean-Est

Certaines familles se sont établies dans une région voisine, d’autres ont reporté leur projet.

Comme les appartements se louent vite, Mme Michaud en visite pour des travailleurs de l’extérieur. Et quand l’un d’eux doit entrer en poste avant d’avoir trouvé, « des fois, on demande à des amis de prendre des colocs, ou j’en accueille chez nous ».

Lac-Saint-Jean-Est a aussi créé un comité de logement pour trouver des solutions.

« Le manque de main-d’œuvre ne fait que commencer, ça va juste augmenter d’ici 2030, il faut que le territoire soit prêt à accueillir », dit Mme Michaud.