Plus de 270 guichets automatiques de cryptomonnaies ont fait leur apparition dans des dépanneurs, des motels et des buanderies du Québec ces dernières années. Les utilisateurs peuvent y convertir jusqu’à 1000 $ d’argent liquide en bitcoins dans un total anonymat – un véhicule « idéal » pour blanchir de l’argent, selon certains corps policiers. Les autorités peinent à suivre la cadence et ignorent même le nombre exact de machines déployées, révèle l’enquête de La Presse.

Jeudi matin, début février, à quelques pas de l’aéroport de Saint-Hubert, sur la Rive-Sud de Montréal. Un homme descend de sa grosse camionnette Ford F150, pénètre dans un motel où les chambres se louent 59 $ la nuit et sort une liasse de billets de banque.

La tenancière ne lève pas les yeux lorsqu’il s’installe devant le guichet automatique futuriste posé dans un coin du minuscule hall de réception. L'homme sort son téléphone cellulaire, scanne un code numérique et enfourne plusieurs billets de 20 $ dans la machine. Il vient d’acheter des fractions de bitcoins, la monnaie virtuelle la plus populaire, en moins d’une minute. Ni vu ni connu.

Le même scénario se répète chaque jour dans des dépanneurs, des buanderies et d’autres commerces du Québec. La province compte aujourd’hui plus de 270 guichets de cryptomonnaies, surtout concentrés dans le Grand Montréal, selon le site Coin ATM Radar. Un chiffre que Revenu Québec et le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE) – les organismes pourtant chargés d’encadrer ce secteur, selon la loi – sont incapables de confirmer.

Qui est cet homme qui a converti de l’argent liquide en bitcoins pendant l’incursion de La Presse au Grand Motel St-Hubert ?

On ne le saura jamais. Les autorités non plus.

« Un mini Far West »

L’industrie des cryptoactifs a connu un essor spectaculaire depuis la création du bitcoin en 2009. Cette monnaie virtuelle, qui n’est réglementée par aucune banque centrale, contrairement au dollar ou à l’euro, a vu sa valeur grimper jusqu’à 69 000 $ US par bitcoin en novembre dernier, avec d’importantes fluctuations. Des milliers d’autres cryptomonnaies ont été créées dans la foulée, un marché qui atteint environ 2000 milliards US à l’échelle mondiale.

De plus en plus de fonds d’investissement et de particuliers ont ajouté des cryptomonnaies à leur portefeuille ces dernières années pour profiter de la vague. Un marché plus pointu s’est développé en parallèle : celui des guichets automatiques de devises virtuelles. Les autorités fiscales, réglementaires et policières essaient de suivre le rythme de cette croissance frénétique, avec des degrés de succès variés d’un État à l’autre.

C’est un peu un mini Far West : il y a encore beaucoup, beaucoup de travail à faire.

Louis Roy, associé chez Raymond Chabot Grant Thornton spécialisé dans les actifs numériques

Les guichets ont simplifié le processus d’achat au maximum. Il suffit d’insérer de l’argent liquide pour acquérir en quelques secondes des cryptomonnaies – surtout des fractions de bitcoin – qui sont ensuite déposées dans un portefeuille virtuel. Plusieurs entreprises de guichets promettent sur leurs sites web une transaction « sûre et confidentielle ; complètement anonyme » et font valoir « qu’aucune carte d’identité ni KYC [know your client ou connaissance du client] » ne sont requises pour faire les transactions.

Ces entreprises disent vrai.

C’est seulement depuis juin 2020 – sept ans après l’installation du premier guichet automatique de cryptos au Canada – qu’Ottawa a commencé à réglementer cette industrie en demandant aux exploitants de s’enregistrer auprès du CANAFE et de fournir « certains renseignements ». Le gouvernement fédéral a serré un peu plus la vis en ajoutant quelques exigences à l’été 2021.

En vertu des lois actuelles, les exploitants ne sont tenus de vérifier l’identité de leurs clients que lorsque ceux-ci achètent plus de 1000 $ par jour en cryptos dans un guichet d’une entreprise donnée. On compte au moins huit sociétés en activité au Québec, et elles ne se transmettent pas d’informations entre elles. Résultat : il est possible pour quiconque de faire plusieurs transactions de moins de 1000 $ dans des machines d’enseignes différentes, chaque jour, sans se faire remarquer.

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Les guichets automatiques de cryptomonnaies se trouvent parfois dans des établissements comme celui-ci.

Le CANAFE exige que les exploitants fassent la tenue de documents et divulguent les « opérations douteuses » faites dans ces guichets, mais des entreprises ont dit à La Presse observer un certain flou entourant cette directive (voir autre texte) et d’autres lacunes dans l’application des lois.

Blanchiment d’argent

Le voile d’anonymat qui entoure ces guichets inquiète au plus haut point la police de Vancouver, ville où le premier guichet mondial de bitcoins est apparu en 2013. Dans un rapport préparé en 2019 pour l’Association canadienne des chefs de police, les autorités vancouvéroises ont noté que ces guichets pouvaient constituer un « conduit pour faire transiter de petits montants provenant des produits de la criminalité ». La Ville de Vancouver a failli les interdire pour cette raison, mais elle n’est pas passée à l’acte.

La police de Toronto est aussi sur le qui-vive. « Les cryptomonnaies en général sont problématiques pour nous, et on a reconnu très tôt qu’elles étaient un outil de blanchiment d’argent qui pouvait faciliter les transactions criminelles, la vente de narcotiques et d’armes à feu, et c’est certainement ce qui s’est matérialisé dans le monde criminel », explique à La Presse l’inspecteur Peter Callaghan, commandant de l’unité des crimes économiques de la police torontoise.

On retrouve plus de 800 guichets de cryptos à Toronto, selon le site Coin ATM Radar. La police torontoise ne considère pas nécessairement les machines « elles-mêmes » comme le cœur du problème, puisqu’elles sont aussi utilisées à des fins légitimes par nombre de clients. « C’est le manque de régulation autour des cryptomonnaies qui est le problème », tranche M. Callaghan.

Ailleurs dans le monde, des autorités s’inquiètent de la multiplication de ces guichets. Le New Jersey a déclenché une enquête sur leur utilisation à des fins frauduleuses, tandis que la Californie a condamné à deux ans de prison un homme qui avait utilisé ces appareils pour blanchir des millions au profit d’organisations criminelles.

La Drug Enforcement Administration (DEA) a aussi averti en 2021 que les guichets de cryptomonnaies faisaient de plus en plus partie de l’arsenal des groupes criminels pour blanchir de l’argent tiré du trafic de la drogue, et que leur usage permettait de « cacher l’origine des fonds ».

Plus récemment encore, le département américain de la Justice annonçait la semaine dernière la création d’un tout nouveau poste de directeur national pour s’attaquer aux fraudes dans les cryptomonnaies, qui sera occupé par Eun Young Choi. Son équipe s’attaquera entre autres au blanchiment d’argent lié à ces devises.

Singapour a quant à lui banni les guichets de cryptos au début de 2022, une mesure qui vise notamment à empêcher l’achat impulsif de bitcoins.

878

Nombre de négociants de monnaie virtuelle enregistrés au Canada.

Source : CANAFE

2345

Nombre de guichets automatiques de cryptomonnaies au Canada, dont 271 au Québec

Source : COINATMRADAR.COM

Une « patate chaude » pour les autorités

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Même s’il est chargé de délivrer les permis, Revenu Québec ignore combien de guichets de cryptomonnaies se trouvent sur le territoire de la province.

Au Canada, le dossier des cryptomonnaies – et des guichets automatiques – apparaît un peu comme une « patate chaude » que les différentes autorités tentent de se refiler, ont confié à La Presse divers acteurs de l’industrie.

Le CANAFE, l’organisme de renseignement financier du Canada, fait remarquer dans un courriel qu’il n’est que « l’un des 13 ministères et organismes qui jouent un rôle important dans le régime canadien de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement des activités terroristes » au pays.

Au Québec, la responsabilité de ces guichets a été transférée de l’Autorité des marchés financiers à Revenu Québec en septembre 2021. Ce sont encore des vignettes de l’AMF, parfois déchirées, qui apparaissent sur plusieurs guichets, a-t-on constaté pendant une tournée récente. Elles devraient être remplacées en mars prochain par des vignettes de Revenu Québec.

Même s’il est chargé de délivrer les permis, Revenu Québec ignore combien de guichets de cryptos se trouvent sur le territoire de la province.

La Loi sur les entreprises de services monétaires n’exige pas cette information sur la demande de permis.

Martin Croteau, porte-parole de Revenu Québec

De plus, le registre public tenu par Revenu Québec « ne contient pas le nom des propriétaires et/ou des opérateurs de ces guichets », souligne le porte-parole dans un courriel. Il confirme aussi que « Revenu Québec n’est pas informé de l’identité des utilisateurs de guichets automatiques de cryptomonnaies ».

Les demandes d’entrevue de La Presse avec des dirigeants ou experts de Revenu Québec, du CANAFE, de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) et de la Sûreté du Québec (SQ) ont toutes été déclinées. Ces organismes nous ont pour la plupart transmis des réponses par courriel.

Le CANAFE reconnaît que « les monnaies virtuelles présentent un haut niveau de vulnérabilité principalement parce qu’il est difficile d’identifier le bénéficiaire effectif, car elles sont stockées dans des portefeuilles individuels ».

Ces devises présentent « des risques en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme », ajoute le CANAFE dans un courriel, en raison notamment de « l’incohérence des méthodes visant à bien connaître son client appliquées pour vérifier l’identité du client » et de « l’absence d’un organisme de surveillance central ».

Que fait la police ?

Par courriel, une porte-parole de la GRC a indiqué que « les fraudes et les règlementations en matière d’ATM de cryptomonnaie ne sont pas le mandat de la GRC au Québec ». Elle n’a pas été en mesure de préciser si des dossiers d’enquête de la GRC touchant ces guichets avaient déjà mené au dépôt d’accusations ailleurs au Canada.

Le SPVM ne s’y attarde pas vraiment non plus. « La possession et l’installation de ce type de guichet n’étant pas illégales, le SPVM ne porte pas une attention particulière à ces équipements ni à leurs utilisateurs », nous a-t-on répondu par écrit. La police montréalaise assure toutefois s’intéresser « aux stratagèmes de fraudes qui touchent les cryptomonnaies » et dit que sa section des crimes économiques « fait des enquêtes ainsi que d’autres démarches dans plusieurs dossiers de ce genre ».

À la SQ, le porte-parole Benoît Richard n’a pas pu « confirmer ou infirmer » la tenue d’enquêtes sur l’utilisation des guichets de cryptomonnaies à des fins illégales. « S’il y a de l’information qui nous est transmise à ce sujet-là, c’est certain que nos services d’enquête vont enquêter », a-t-il précisé au téléphone.

Québec a annoncé en avril 2021 la création d’un comité sur les cryptomonnaies, qui regroupe des gens de l’AMF, de Revenu Québec, des Finances, de la SQ et de l’Agence du revenu du Canada. Il n’a pas été possible de connaître le statut d’avancement des travaux de ce groupe, qui visera notamment la prévention des fraudes. Le ministre des Finances, Eric Girard, a refusé la demande d’entrevue de La Presse à ce sujet.

« Difficile » d’obtenir des réponses

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Aucoin ATM exploite un guichet dans un petit local autonome du boulevard Rosemont, à Montréal.

Les dirigeants de trois entreprises de guichets de bitcoins ont accepté d’expliquer leurs pratiques d’affaires à La Presse. S’ils reconnaissent que ces machines peuvent servir à la fraude ou au blanchiment d’argent, ils affirment se conformer à toutes les règles fédérales, qui pourraient cependant être « plus claires ».

« Mon opinion, après une carrière de 20 ans dans le secteur de la conformité réglementaire, c’est que si vous avez de l’argent à blanchir, il y a de bien meilleures façons de le faire », dit en entrevue Charlene Cieslik, cheffe de la conformité de Localcoin, le plus important groupe de l’industrie avec environ 500 guichets au pays.

« Je ne nie pas que ça puisse arriver, bien sûr que ça peut arriver, mais nous sommes dans un marché où les transactions sont faites par petits montants ; ce serait un endroit horrible pour essayer de blanchir de l’argent, car il faudrait procéder par petites tranches », poursuit-elle, ajoutant que le blanchiment d’argent peut se produire dans toutes les industries.

Localcoin monitore les transactions, souligne Charlene Cieslik, même si les lois canadiennes permettent aux utilisateurs de rester anonymes lorsqu’ils achètent pour moins de 1000 $ de bitcoins dans un guichet avec de l’argent liquide. Une demi-douzaine de personnes travaillent dans son équipe de conformité, et toutes les opérations douteuses sont rapportées au Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE), insiste-t-elle.

« Je serais heureuse que le régulateur vienne faire un audit, car je pourrais lui montrer comment on fait les choses de la bonne manière », ajoute la Torontoise, qui a déjà travaillé au CANAFE au début de sa carrière.

Réglementation récente

C’est seulement depuis juin 2020 que les entreprises comme Localcoin doivent s’enregistrer auprès du CANAFE. Des règles additionnelles sont entrées en vigueur à l’été 2021, mais dans certains cas, « les directives pourraient être plus claires », estime Mme Cieslik.

Essayer d’obtenir des réponses du CANAFE et de Revenu Québec, c’est difficile.

Charlene Cieslik, cheffe de la conformité de Localcoin

Rob Spurgeon, président du groupe vancouvérois HoneyBadger, se plaint lui aussi d’un manque de clarté de certaines directives, et de communications parfois difficiles. Il dénonce des lacunes en matière d’application des règles de vérification des utilisateurs, et estime que les rapports d’opérations douteuses (que les exploitants de guichets sont tenus de produire en vertu de la loi) pourraient être traités plus efficacement par le CANAFE.

Il dit ressentir beaucoup de « frustration » après avoir demandé à plusieurs reprises des précisions au CANAFE dans la dernière année. « Si le gouvernement continue de ne pas faire appliquer les règles, ça ouvre la porte à la fraude et au blanchiment d’argent en rendant ça très facile, et ça nuit à la réputation de mon industrie », tonne M. Spurgeon, dont la société possède 184 guichets.

Qui utilise ces guichets ?

Hugo Chéné, directeur de Aucoin ATM, est un plus petit acteur de l’industrie. Le jeune homme de 26 ans gère un guichet installé dans un petit local autonome du boulevard Rosemont, à Montréal.

Le guichet n’est « pas une mine d’or », dit-il, mais il parvient à faire des profits grâce aux frais de transaction fixes et à la commission qu’il facture sur chaque transaction – une pratique standard de l’industrie.

Le principal avantage d’acheter des cryptos dans un guichet est que cela permet d’abaisser la « barrière à l’entrée », croit M. Chéné. « Au début, j’étais là presque chaque jour, je parlais à quasiment tous les clients qui entraient, et c’était vraiment, entre guillemets, des amoureux de la crypto ou encore des débutants qui voulaient mettre 20 $ ou 30 $ juste pour essayer, puis voir ce que c’est, sans nécessairement avoir à passer par tout un processus qui implique d’ouvrir un compte sur une plateforme d’échange. »

Il dit tenir un registre avec les informations de tous les clients qui utilisent son guichet, même s’il n’a pas à transmettre ces informations aux autorités pour les transactions de moins de 1000 $. « Je ne pense pas qu’il y ait des systèmes de blanchiment d’argent », avance-t-il.

Danger de fraudes

Outre les néophytes et les petits investisseurs de cryptos, les guichets sont aussi utilisés par des Canadiens de nouvelle génération qui veulent transférer de l’argent à leur famille dans d’autres pays, souligne Rob Spurgeon, de HoneyBadger.

Une autre catégorie d’utilisateurs est malheureusement constituée des victimes de fraudes. Des groupes criminels, souvent établis à l’étranger, personnifient par exemple des fonctionnaires de l’Agence du revenu et demandent à des citoyens canadiens de se rendre à des guichets pour payer en bitcoins une facture d’impôt impayée.

Dans d’autres situations, des criminels développent une relation amoureuse factice à distance. Ils finissent par demander à leur proie de leur envoyer des fonds en cryptomonnaies. Le Centre antifraude du Canada (CAC) multiplie les mises en garde à ce sujet.

Évidemment, les criminels savent que les paiements par bitcoins sont presque intraçables, et c’est pour ça qu’ils utilisent ce moyen de paiement là.

Jeff Hornscastle, superviseur au CAC

Les fraudes impliquant des paiements en cryptomonnaies ont explosé ces dernières années. Elles sont passées de 416 cas déclarés au CAC en 2017 (pour une valeur de 2,5 millions de dollars) à 3648 cas en 2020 (pour une valeur de 15 millions). Et ce n’est que la pointe de l’iceberg.

Quoi qu’il en soit, l’anonymat est de moins en moins garanti de façon générale dans le secteur des cryptomonnaies, indique Louis Roy, associé chez Raymond Chabot Grant Thornton spécialisé dans les cryptomonnaies. Car les transactions en devises virtuelles, bien que difficiles à retracer, sont toutes enregistrées dans la chaîne de blocs, une base de données qui contient l’historique des échanges.

Des firmes spécialisées comme CipherTrace et Chainalysis accompagnent les autorités de plusieurs pays dans le cadre d’enquêtes policières, avec des technologies d’identification de plus en plus sophistiquées, souligne M. Roy.

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