Feigang Fei est un homme d’affaires singulier.

Les gants blancs, les euphémismes, les belles paroles pour enjôler l’interlocuteur, en particulier les clients, ce n’est pas son truc.

Qu’il parle des plats de son restaurant du centre-ville ou de ses autres projets, il dit tout ce qu’il en pense. Pour vrai.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Feigang Fei, propriétaire du restaurant AuntDai

Sa table à Anjou fermée l’été dernier ? « Un échec total », dit le restaurateur, maintenant uniquement propriétaire d’AuntDai, rue Saint-Mathieu. « Les gens n’aimaient pas ça du tout. »

« Une catastrophe. Dès le premier jour, on a commencé à perdre de l’argent. »

La perte de son emploi en avril ? « Terrible. Avec la pandémie en plus ? Un moment terrible. »

Son bœuf à l’orange ? « Comparé à notre poulet général Tao, ce plat n’est pas si bon », peut-on lire sur le menu d’AuntDai, dans la rubrique « commentaires du propriétaire ».

« De toute façon, je ne suis pas fan de la cuisine chinoise nord-américaine, ajoute-t-il, donc je vous laisse décider. »

Le poulet à la sauce aux arachides ? « Je ne sais pas trop pourquoi, mais c’est apprécié par beaucoup de clients. »

Le plat de poulet décrit comme donnant « l’eau à la bouche » ? « Pas 100 % satisfait de la saveur. Ça va être mieux bientôt. P.-S : Je suis surpris que certains clients commandent encore ce plat. »

Rébarbatif, tout ça ? Pas du tout. Son resto cartonne. Il fait parler de lui un peu partout dans le monde.

« Commande le bœuf au brocoli », me conseille-t-il au sujet de mon lunch. « Avec ça, je suis sûr de ne pas me tromper. »

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Feigang Fei n’est ni chef ni homme d’affaires, au départ. Mais il connaît bien la cuisine chinoise, car il est né en Chine, dans une famille très pauvre d’un petit village de la province de Jiangsu, où les vendeurs professionnels n’étaient pas légion et la culture du marketing, pas très florissante. C’est de là, a-t-il expliqué au New York Times, qu’il tient cette absence totale de besoin pour la vantardise ou la flagornerie.

« Mais à mon restaurant, je ne sers pas la cuisine de ma région, qui n’est pas intéressante, précise-t-il. En fait, les seules cuisines qu’on aime sont celles du Nord et de Sichuan. C’est vrai même en Chine. »

C’est après avoir étudié l’informatique à l’Université de Nankin qu’il a été embauché par une grande entreprise locale comme ingénieur de réseaux, emploi qui l’a fait voyager et découvrir le monde. Rio, Londres, Le Caire… et Montréal, sa « ville préférée ».

En 2007, il fait le saut et déménage ici, pour travailler en techno et puis lancer des restaurants, en parallèle. Une première table à Côte-des-Neiges, qui a brûlé en 2017, puis rue Saint-Mathieu, puis Anjou, la catastrophe.

Les commentaires très honnêtes sur la qualité des plats ont commencé, explique-t-il, il y a environ cinq ans, même si on vient tout juste de découvrir le phénomène. C’est en effet un tweet, le 10 janvier, de la conceptrice de jeux vidéo Kim Bélair qui a attiré l’attention sur le menu. Quelque 75 000 « j’aime » et 12 700 « retweets » plus tard, Feigang Fei était devenu un phénomène international, interviewé par CNN, le Guardian, le Times…

« J’ai commencé à faire ça pour aider les clients à mieux choisir. »

Le restaurateur en avait marre, explique-t-il, qu’on retourne des plats à la cuisine non pas parce qu’ils n’étaient pas réussis, mais parce que le client ne savait juste pas à quoi s’attendre. Et pouvait donc être déçu par le décalage entre ce qu’il pensait commander et la réalité. Les trois aspects qui posent souvent problème : le dosage du piment, du gras et la présence d’os dans les plats.

Selon l’homme d’affaires, le meilleur plat peut être rejeté si ce n’est pas cela qu’on désire, tout simplement. Et de la même façon, une assiette qu’un chef trouve ordinaire pourra être aimée par quelqu’un qui a des goûts et des attentes différents.

D’où la nécessité d’être brutalement honnête dans les descriptions.

Est-ce que cette approche pourrait être déclinée dans d’autres types de commerces ?

« Ça marcherait, c’est sûr, pour des voyages ou des croisières », dit le restaurateur.

C’est même nécessaire, croit Feigang. « Dans tous les secteurs où l’appréciation du produit ou du service est subjective », précise-t-il. « C’est de l’information, et le client a besoin d’information pour faire des choix. »

En fait, l’honnêteté a de toute évidence une place dans le monde de la vente.

« C’est la base d’une bonne relation à long terme avec un client », dit-il.

En gros, un vendeur ferait mieux de ne pas vendre quelque chose et de garder le respect du client potentiel que de vendre un produit ou service sans que cela n’ait jamais de suite, car l’expérience aura été négative.

« Nous, on fait de notre mieux », résume-t-il. « Ensuite, tout dépend de votre goût. »

Donc il n’y a pas de jugement dans l’échange d’information. « Je guide, c’est tout. »

Dans le cas de la cuisine chinoise, c’est particulièrement important parce que la clientèle a des attentes variées. Des immigrés peuvent être à la recherche des parfums et des textures authentiques de leur pays d’origine. Des clients qui ne sont jamais allés en Chine peuvent préférer une version nord-américanisée des plats.

Feigang aimerait ne servir que des plats authentiques. Mais il comprend qu’il doit aussi plaire à une clientèle vaste s’il veut être rentable.

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Est-ce qu’une approche semblable pourrait réellement être choisie dans tous les secteurs, disons par des vendeurs de produits électroniques ou pour parler à des investisseurs ?

Feigang Fei est convaincu que des vendeurs de n’importe quoi pourraient faire preuve de nuances en magasin quand ils conseillent directement les clients.

Il reconnaît que le mettre par écrit sur le site web, comme il le fait, serait peut-être un peu fort de café pour certains détaillants, qui vendent les produits des autres.

Mais il faut toujours ménager de la place pour l’honnêteté, croit-il. « Nous, en tout cas, ça nous a clairement aidés à avoir plus de clients. »

Et encore plus depuis toute la couverture médiatique générée par cette posture inusitée.