(St. John’s) Dette insoutenable, revenus pétroliers plombés bien avant la pandémie, chômage : sur papier, la province la plus à l’est du Canada semble faire eau de toutes parts. Mais dans la capitale, l’humeur est à la résilience et à la croissance.

Le 20 mars 2020, alors que les Canadiens ont les yeux rivés sur leurs écrans pour tenter de comprendre cette pandémie qui vient de stopper la marche du monde, Dwight Ball, alors premier ministre de Terre-Neuve-et-Labrador (TNL), envoie une bouteille à la mer. Sa province, écrit-il à Justin Trudeau, est en proie à une crise financière « urgente et immédiate ». Incapable d’emprunter sur les marchés, elle ne pourra bientôt plus couvrir ses dépenses courantes, « y compris celles de [son] système de santé en cette période critique ». On n’imagine pas Ottawa laisser une province couler à pic, mais techniquement, TNL frôle la faillite. Le Programme d’achat d’obligations provinciales créé par la Banque du Canada sera sa planche de salut.

Elle n’est pas tirée d’affaire pour autant.

« Les dépenses sont hors de contrôle et le gouvernement provincial verse beaucoup plus que ce que ses revenus lui permettent, ajoutant des dettes pour couvrir ses besoins fondamentaux », résume l’Équipe de relance économique du premier ministre dans La grande réinitialisation, un rapport accablant publié en mai dernier.

La province a utilisé les redevances du pétrole extracôtier pour payer l’épicerie, et quand ces redevances ont commencé à s’amenuiser, elle n’a pas ajusté ses dépenses.

Cette situation alarmante n’est pourtant pas un enjeu qui ressort spontanément lorsqu’on interroge les électeurs.

« Si le gouvernement libéral fédéral n’avait pas fait une annonce pour Muskrat Falls, tout le monde aurait dit : “On a besoin d’argent d’Ottawa !” » Mais maintenant que c’est réglé, c’est disparu de la table », explique le politologue Alex Marland, de l’Université Memorial de Terre-Neuve.

« Beaucoup de travail à faire »

Le gouvernement Trudeau a annoncé à la fin de juillet une entente de 5,2 milliards de dollars pour aider à éponger la facture du projet hydroélectrique de Muskrat Falls, qui a doublé en moins de 10 ans, de 6,3 à plus de 13 milliards de dollars.

Le Bloc québécois a dénoncé cet arrangement sans équivalent au Québec, mais les chefs conservateur et néo-démocrate ont promis de l’honorer. Les Terre-Neuviens ne sont toutefois pas au bout de leurs peines.

Hausses de taxes, des frais et amendes et des taux d’imposition, coupes de 5 % suivies d’un gel dans les dépenses des ministères, réduction de 25 % en santé : pour retrouver l’équilibre budgétaire d’ici cinq ou six ans, La grande réinitialisation a prescrit un remède de cheval.

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L'économiste Lynn Gambin, professeure à l’Université Memorial de Terre-Neuve

« Je ne pense pas qu’il y ait moyen d’éviter des coupes substantielles », juge Lynn Gambin, professeure au département d’économie de l’Université Memorial. Mais il n’y a pas « assez de détails dans le rapport pour implanter ses recommandations sur-le-champ. Il reste encore beaucoup de travail à faire, en particulier en santé ».

Idem pour la grande vente d’actifs (Société des alcools, transmission et distribution d’électricité, parts de projets pétroliers et gaziers, etc.) recommandée par la présidente de l’Équipe de relance, Moya Greene, la Terre-Neuvienne qui a piloté la privatisation de la Royal Mail britannique. « Il faut évaluer la perte de revenus à long terme par rapport aux rentrées d’argent immédiates », souligne Mme Gambin.

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L’Université Memorial est la seule université de Terre-Neuve.

Son université, la seule de la province, a déjà goûté à l’austérité gouvernementale. Résultat : les étudiants du premier cycle qui feront leur entrée l’automne prochain paieront 600 $ par cours (au lieu de 255 $ aujourd’hui), majorés de 4 % par an.

« Quand j’ai fait mon bac et ma maîtrise ici, les frais étaient essentiellement les mêmes, et ça fait un bout de temps », relativise Mme Gambin. Au terme de ce dégel, Memorial aura encore les droits les moins élevés des provinces de l’Atlantique, souligne-t-elle.

Vitalité régionale

Avec ce flot d’encre rouge, et le ralentissement du secteur pétrolier, qui a déjà fourni près de 30 % du produit intérieur brut (PIB) et 10 % des emplois de la province, on aurait pu s’attendre à trouver la capitale sinistrée.

Water Street, la principale artère commerciale, compte son lot de boutiques vides, mais c’est aussi parce que, déjà avant la pandémie, plusieurs entreprises avaient déménagé leurs bureaux hors du centre-ville.

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Jeremy Bonia, copropriétaire de la Merchant Tavern et du Raymonds

Le premier coup d’œil ne dit pas tout. Prenez Raymonds, abonné aux palmarès des meilleurs restaurants canadiens, puis révélé à l’étranger par un épisode de Parts Unknown, du regretté Anthony Bourdain. Ses propriétaires, les deux Jeremy (Charles, le chef, et Bonia, le sommelier) n’ont pas rouvert leur table gastronomique depuis le Nouvel An.

Mais pas à cause de l’économie : 98 % des clients sont des touristes, explique M. Bonia, rencontré à la Merchant Tavern, leur brasserie de 125 places ouverte dans une ancienne banque au tournant de 2015. Ce deuxième resto n’a jamais senti le ralentissement du secteur pétrolier, assure-t-il. Avant la pandémie, « nous avions eu trois années très solides, ce qui nous a aidés à traverser la COVID ». Un deuxième bistro d’une cinquantaine de places, Portage, est d’ailleurs en chantier, toujours dans Water Street. L’ouverture est prévue pour le début de l’an prochain.

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La sandwicherie Mickey's, de Mike Boyd, sur Water Street, à St. John's

Un peu partout, des commerces témoignent de la vitalité de St. John’s. Comme la sandwicherie Mikey’s, une petite enseigne comme en retrouve dans de plus en plus de villes – un local aménagé avec peu de moyens où l’on sert une spécialité basique, mais préparée par un chef avec des ingrédients recherchés. C’était le rêve de Mike Boyd – un rêve dont le confinement du printemps 2020, au début de son bail, ne faisait cependant pas partie !

« Il y a eu tant de moments effrayants, où on ne savait pas ce qui allait arriver », nous raconte-t-il avant le coup de feu du midi. « Tout ce qu’on peut faire, c’est travailler fort et essayer d’être astucieux. » Dix-huit mois plus tard, sa cuisine, passée de 5 à 14 employés, approvisionne plusieurs points de vente extérieurs. Et Mike est un chef heureux d’offrir des produits hyper locaux raffinés, comme des chanterelles ou des pétoncles achetés d’un plongeur de la région, dans des sandwichs à moins de 15 $.

Un peu plus haut, sur LeMarchant Road, Urban Market 1919, ouvert lui aussi en pleine pandémie, en novembre 2020, témoigne de l’essor des produits régionaux. Le commerce démarré dans un ancien dépanneur avec environ 70 fournisseurs en compte aujourd’hui plus de 200, des viandes aux cosmétiques en passant par les bières et le sel fin. « Nous en avons environ 400 autres en attente », s’enthousiasme Matthew Davies, étudiant du New Hampshire qui a abandonné son baccalauréat en biologie pour prendre le poste de gérant. Moins d’un an après son ouverture, le magasin prépare des travaux majeurs pour doubler sa superficie.

Un secret de moins en moins bien gardé

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Wally Haas, cofondateur d'Avalon Holographics, qui a conçu un écran holographique pouvant être utilisé par les hôpitaux universitaires et le secteur militaire

Dans son labo du Tower Corporate Campus, un ensemble de 10 édifices en béton de style brutaliste conçu dans les années 1960 par la firme d’architectes montréalaise Bolton, Ellwood & Aimers, Wally Haas nous montre les capacités de son écran holographique.

« Je peux vous assurer que nous avons le meilleur et le plus grand sur le marché, et de loin ! », s’enthousiasme le cofondateur d’Avalon Holographics.

L’effet est difficile à montrer sur une photo, mais sur ce prototype, l’emplacement de vaisseaux sanguins, la hauteur d’une colline ou la position d’hélicoptères volant entre des gratte-ciel de San Francisco saute aux yeux. Sur l’écran traditionnel voisin, sans profondeur ni relief, la même image est indéchiffrable.

Dans un an, l’appareil d’Avalon aura l’aspect d’une table de près d’un mètre carré, et la capacité de projeter un hologramme de pelvis traversé de vaisseaux sanguins sous les yeux d’un groupe de chirurgiens, promet M. Haas.

Développer ces appareils futuristes, que seuls de grands hôpitaux universitaires et le secteur militaire auront les moyens de se payer dans un premier temps, a nécessité des années, près d’une soixantaine d’employés et des dizaines de millions de capitaux de risque. « J’ai personnellement investi des millions », lance M. Haas. C’est que l’entrepreneur de 46 ans n’en est pas à sa première pousse techno. En 2010, il a vendu son entreprise de micropuces, Avalon Electronics, à Altera, une multinationale de la Silicon Valley rachetée ensuite par Intel.

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Paul Preston, PDG de l'association TechNL, installée dans les anciens bureaux de la pétrolière Suncor, à St. John's

« Nous commençons enfin à avoir de l’entrepreneuriat en série », se réjouit le PDG de l’association TechNL, Paul Preston.

Après une vingtaine d’années d’efforts du milieu, le secteur techo terre-neuvien est un secret de moins en moins bien gardé. Surtout depuis qu’une grande licorne a pris son envol dans le ciel de la capitale. Verafin, qui conçoit des systèmes de détection des fraudes et du blanchiment d’argent pour le secteur financier, a été rachetée par le géant NASDAQ pour 2,75 milliards US l’automne dernier, un an après avoir bouclé un financement de 515 millions de dollars. Deux premières canadiennes, souligne Genesis, l’incubateur de l’Université Memorial où les trois cofondateurs de Verafin ont fait leurs premiers pas, il y a 18 ans.

N’est-ce pas dommage de voir une pousse locale raflée par des étrangers sitôt arrivée à maturité ? « Je pense que Verafin va croître beaucoup plus rapidement ainsi », dit M. Preston, en faisant valoir que le NASDAQ a tendance à laisser ses acquisitions sur place. « On s’attend à 500 nouvelles embauches d’ici trois à cinq ans. »

L’ensemble du secteur, qui emploie environ 6500 personnes, a vu ses rangs grossir de plus de 60 % depuis sept ans, et aura besoin d’environ 2000 employés de plus d’ici cinq ans – un défi dans cette province de quelque 522 000 habitants.

Formation, immigration, télétravail en région, séduction des talents expatriés : il faudra miser sur tous les tableaux, prévoit TechNL.

Une destination recherchée

Lorsque l’hôtel Alt a ouvert ses portes avec une vue imprenable sur le port, en novembre 2017, l’économie était déjà « un peu plus morose », témoigne la présidente du groupe Germain Hôtels, Christiane Germain. « Mais il y a d’autres raisons qui nous ont poussés à aller là », souligne-t-elle. « C’est une destination exceptionnelle et on pense que les gens vont de plus en plus aller à St. John’s. »

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Quelques-unes des fameuses maisons colorées qui attirent les touristes à St. John's

En 2019, le nombre de touristes de l’extérieur de la province était en hausse de presque 5 % par rapport à l’année précédente.

Et en mai dernier, un Canadien sur trois (34 %) rêvait d’un voyage à Terre-Neuve, montre un sondage de Destination Canada. De ce nombre, 12 % le préparaient activement.

C’est ce qu’ont fait Judith Renaud et Alain Maurice, croisés à leur arrivée à l’aéroport de St. John’s. Après avoir exploré la côte Ouest jusqu’à Twillingate il y a cinq ans, le couple de Trois-Rivières devait revenir en juin 2020. Pandémie oblige, ils se sont repris ce mois-ci. Au menu : plongée sur les épaves de Bell Island et camping dans le parc national du Gros-Morne. « C’est le fun de découvrir avant que ce soit la cohue ! », se réjouit Mme Renaud.

Inévitable pétrole

Malgré ces efforts de diversification, le secteur pétrolier et gazier n’a pas dit son dernier mot. L’albertaine Suncor a fait plaisir à beaucoup de monde il y a une semaine en confirmant que le projet Terra Nova sera prolongé d’une dizaine d’années, et en laissant entendre que le projet West White Rose pourrait redémarrer en 2023.

PHOTO SARAH SMELLIE, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Manifestation à St. John's en juin dernier en faveur du projet Terra Nova

Même l’Équipe de relance économique du premier ministre, qui recommande pourtant des coupes sans précédent, presse le gouvernement de mettre en œuvre un plan pour « aider les exploitants du secteur privé à rendre opérationnels tous les projets existants ».

« Les experts s’accordent à dire que le pétrole et le gaz resteront une source d’énergie essentielle pour les 40 à 50 prochaines années », plaide le groupe de travail en vantant l’exploitation pétrolière et gazière « à faibles émissions » de la province.