Les entrepreneurs ont traversé des mois très ardus, et ce qui était tenu sous silence il y a un an à peine est devenu un constat généralisé : pour trouver la force de continuer, ils doivent prendre grand soin de leur santé mentale. Des tabous tombent, des entrepreneurs se relèvent. Témoignages.

Des PDG qui hésitent moins à se confier

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Le PDG Dominic Gagnon dans les locaux vides de son entreprise, Connect & GO

Avant la pandémie, les entrepreneurs vivaient en silence leur détresse psychologique. Depuis sept mois, les problèmes de santé mentale collectifs les incitent à se livrer davantage, au moment où nombre d’entre-eux vivent l’épreuve d’une vie et se battent pour la survie de leur entreprise.

Chaque matin, Dominic Gagnon retrouve les immenses locaux de son entreprise Connect & GO plongés dans le noir et le silence. Seul en réunion virtuelle, le PDG ne peut s’empêcher d’avoir la larme à l’œil en songeant que, quelques mois plus tôt, l’excitation y était à son comble alors qu’une soixantaine d’employés s’affairaient à la réalisation du prestigieux contrat de bracelets électroniques pour les Jeux olympiques de Tokyo.

Figé devant son ordinateur, Dominic Gagnon regrette l’adrénaline qui l’habitait en parcourant les parcs d’attractions et aquatiques de la planète pour mettre en place son système de billetteries et de paiements électroniques.

J’ai eu deux mois très sombres au début de la pandémie. Mes parents appelaient ma femme pour demander si j’allais bien. Je pleurais dans l’auto en arrivant au bureau.

Dominic Gagnon, PDG de Connect & GO

Son équipe de direction avait beaucoup investi dans les ressources humaines en prévision d’une croissance fulgurante. Mais comme le secteur de l’évènementiel s’est arrêté d’un coup, l’homme d’affaires a dû se résigner à sacrifier des employés. « Ce qui était le plus dur pour moi comme chef d’entreprise, c’était de mettre à pied des gens à distance, par Zoom. »

Au départ, il croyait que 30 % suffiraient pour assurer la survie de l’entreprise technologique. Mais cinq jours plus tard, il a fallu encore en mettre à pied 30 % de plus. « Je suis retourné à la maison et j’ai bu une demi-bouteille de scotch, seul, dans le solarium, les enfants étaient couchés et j’ai dû pleurer pendant deux heures », raconte-t-il en précisant que boire n’était pas la bonne solution.

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Dominic Gagnon, PDG de Connect & GO

« Presque tous les soirs, je buvais une bouteille de vin et quelques verres de fort, parce que ça me permettait de dormir. Jusqu’à ce que je réalise que j’étais en train de m’automédicamenter et que j’aie la présence d’esprit de me dire que ça n’avait pas de sens. »

Détresse pandémique

Depuis mars 2020, le nombre d’entrepreneurs en détresse psychologique ne cesse d’augmenter, observent les spécialistes de la santé mentale que nous avons consultés. La fatigue généralisée, le manque d’espoir et l’incertitude habitent bon nombre d’entre eux dans les secteurs d’activités les plus touchés par la pandémie.

« Il y a tellement d’incertitude. C’est ce qui fait peur aux gens. On s’invente des scénarios. À un certain degré, c’est bon, car on peut se préparer et agir. Mais un stress trop grand peut effrayer », relève Frédérick Tobin, fondateur d’UP ! Leadership, qui soutient des dirigeants, entrepreneurs et gestionnaires.

Cloé Caron, présidente fondatrice d’o2Coaching, qui reçoit depuis sept mois plus d’appels et de demandes de coaching, observe aussi les ravages de l’incertitude. « J’ai vu et entendu des entrepreneurs pleurer. Lors de mes sessions de coaching, il m’arrive de créer un espace pour calmer l’angoisse. Les gens ont besoin de parler. Les aspects personnel et professionnel sont liés maintenant. On a une oreille plus attentive sur l’impact de la COVID-19. C’est un gros morceau dans la vie des gens. »

Il y a aussi cette forte pression, qui est mise sur les entrepreneurs, car on compte sur eux pour réinventer leur entreprise et sauver des emplois. Comme si ça allait de soi et que c’était facile. « Beaucoup de gens confondent l’entrepreneur de start-up et celui qui a une entreprise depuis 15 ans, remarque Martin Enault, président du C.A. de l’organisme Revivre et lead entrepreneur en résidence au Centech.

« Si tu fabriques des souliers et que tu dois du jour au lendemain fabriquer des masques, ce n’est pas ton cœur d’activité commerciale », souligne-t-il.

Tabou brisé

Mais la pandémie a aussi bousculé les mentalités. L’an dernier à pareille date, rares étaient les entrepreneurs qui osaient parler de leur détresse psychologique. Pour notre dossier « La face cachée de l’entrepreneuriat », La Presse avait eu du mal à trouver des entrepreneurs prêts à parler ouvertement de leur santé mentale. « On a fait un bond de 10 ans en 6 mois », affirme Martin Enault de Revivre.

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Martin Enault, président de l’organisme Revivre

Comme il y a tellement de monde qui souffre en ce moment et que plusieurs personnes ont ressenti pour la première fois ce qu’est l’anxiété et la dépression à cause de la COVID-19, ça a fait tomber les tabous et les gens en parlent plus.

Martin Enault, de l’organisme Revivre

Martin Enault le remarque, entre autres, dans le groupe privé sur Facebook « Entrepreneurs et santé mentale », qu’il a eu la bonne idée de lancer l’hiver dernier. Près de 500 entrepreneurs y ont adhéré et partagent des ressources, des articles et des conférences sur le sujet en plus de s’écrire aussi en privé.

« Les entrepreneurs se regroupent plus entre eux que jamais. Il y a une énorme différence avec l’an dernier. »

De son côté, Dominic Gagnon s’est beaucoup confié à son associé, aux membres de son C.A., mais aussi à d’autres entrepreneurs, dont certains qu’il ne connaissait pas.

« J’ai pris conscience que c’est une période difficile et j’ai eu l’humilité d’accepter de l’aide. J’ai appelé d’autres entrepreneurs pour avoir des conseils et de l’aide. »

Il consulte aussi un psychologue toutes les deux semaines, joue au squash quand c’est possible et a recommencé à cuisiner.

« Je ne peux pas dire que j’ai la même motivation qu’avant, mais je continue de travailler comme un fou, parce que je me dis qu’il faut que l’entreprise passe au travers. »

Il ne sait plus sur quel pied danser

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Ilias Benz dans un des studios de danse de son entreprise Baila Productions

Professeur de salsa, Ilias Benz vit davantage dans des montagnes russes que sur le plancher d’un studio de danse depuis le début de la pandémie. Espoir, déception, espoir, frustration, espoir, colère… « J’ai déjà une nature émotive, confie le propriétaire de Baila Productions, qui gère trois studios de salsa. Il y a eu beaucoup de deuils et d’acceptation depuis sept mois. Et les nouvelles mesures gouvernementales d’il y a un mois m’ont assommé. »

La COVID-19, le confinement imposé et leurs conséquences sur les affaires et les revenus sont la pire épreuve vécue par l’entrepreneur, qui a ouvert son premier studio de danse il y a 16 ans. « Ç’a été tout un chemin psychologique, avoue-t-il. C’est dur de savoir quelle sera ma limite psychologique. »

Ilias Benz a beaucoup pleuré ces derniers mois. Chez lui et devant une psychologue. En grande partie parce qu’il ne peut plus rien contrôler. « J’avais une entreprise sans dettes, affirme-t-il. On faisait de l’animation, des spectacles, on avait une composante évènementielle. J’adore ce que je fais, et tout le monde était heureux. »

Puis, il y a eu les coupes inévitables du nombre de cours et les employés qu’il a fallu laisser partir. En une soirée, l’entreprise est passée de 350 clients à 0. « À l’annonce du confinement de mars, j’ai choisi de tous les rembourser d’une traite, explique-t-il. Pour éviter les malaises. Ça frise les 60 000 $. Un quart de mes revenus s’est envolé d’un coup. »

Il a repensé à la façon de donner des cours à des couples, en très petits groupes ou encore par Zoom. Il a parallèlement planifié le déménagement d’un de ses studios. Et paf, une autre fermeture obligée.

Il s’est « réinventé ». Ce mot de la ministre Nathalie Roy dirigé vers le milieu culturel au printemps dernier, il ne l’a pas bien reçu…

Il est dit par une personne qui a un emploi stable. Un entrepreneur ne dirait jamais ça à un autre entrepreneur. C’est comme une claque dans la face.

Ilias Benz

En entrevue, l’homme de 45 ans est posé, analytique, conscient que tout est fragile. Que tout peut basculer en un claquement de doigts.

Son moral, alors qu’il a trois loyers à payer ? « C’est tellement des montagnes russes, répète-t-il plusieurs fois. J’ai arrêté de regarder les nouvelles pour des raisons de santé mentale. C’était tellement lourd. Ça venait me chercher. On sacrifie tout, on travaille fort pendant des années et, du jour au lendemain, on nous enlève ça. Ça nous achève psychologiquement. Ça nous met hors de nous. Être à l’arrêt tue. »

L’entrepreneuriat, c’est d’accepter les risques et l’incertitude. C’est planifier soi-même sa stratégie de croissance, la trajectoire de son entreprise, mais aussi sa retraite, ses REER. C’est décider habituellement de tout, avoir un certain contrôle sur ses affaires.

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C’est en partie pour ça que c’est dur. Car on se fait leader présentement, alors que c’est nous, les leaders.

Ilias Benz

Mais craquer n’est pas une option aux yeux de ce père d’enfants de 4 et 8 ans. Il ne s’est jamais accordé le droit de pleurer devant eux. « Je ne veux pas qu’ils ressentent l’incertitude, dit celui qui est bien entouré. Ça ajoute à la pression. Mais je me laisse de la place pour chialer un peu, car je bous en dedans. Est-ce qu’il y aura de grandes décisions à prendre ? »

Toutes les deux semaines, il baisse la garde devant sa psychologue. « J’encourage tous les gens à aller voir un psychologue ou une coach pour aider à être bien et créatif », indique Ilias Benz.

Cette aide est tombée à point. Sans ça, je n’aurais pas été capable de passer au travers. Cette personne vaut de l’or.

Ilias Benz

Récemment, cette professionnelle lui a dit : « Si je comprends bien, tu laisses le gouvernement détruire ta bonne humeur et ta joie de vivre. » « Ça m’est rentré dedans, avoue Ilias Benz. Je peux broyer du noir ou essayer de faire quelque chose de productif. C’est une phrase que je porte en ce moment. C’est comme un lâcher-prise. Avoir de la peine, c’est une chose. Après, on reste dedans ou on bouge. Je ne gambade pas dans les fleurs, mais j’essaie d’avancer. »

Quelques endroits pour parler et demander de l’aide

> Revivre : 1 866 REVIVRE (738-4873)
> Le groupe Facebook Mayday M’aider
> Groupement des chefs d’entreprise : 1 819 477-7535
> Centre en Soi de Montréal : 514 609-5380
Coachs en leadership, notamment pour planifier la suite des choses, quand on est en mesure de le faire, et se défaire d’a priori : « On a tous des croyances qui nous limitent, note Cloé Caron, présidente d’o2 Coaching. C’est facile de s’y conforter. Si on est capable, présentement, on peut se poser la question : “Et si ? Et si c’était la plus grande opportunité de mieux servir mes clients ?” Mais pour ceux qui voient à très court terme, c’est plus un défi. »
> Ordre des psychologues du Québec : 1 800 561-1223
> Suicide-Action : 1 866 277-3553
> Les urgences des hôpitaux

L’année de tous les cauchemars

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Micheline Audet, présidente de Décor Experts Expo

La dernière année a secoué Micheline Audet jusqu’au plus profond de son être.

Elle avait commencé en décembre 2019.

« Mon garçon venait me visiter pour Noël à Panamá. Il est arrivé le 13 décembre et, deux jours plus tard, il s’est noyé, en essayant de sauver sa sœur. »

Son fils né d’un premier mariage dirigeait l’entreprise familiale, dont Micheline Audet était restée présidente.

Décor Experts Expo a été fondée en 1988 quand Micheline Audet et son second mari, Jacques Guay, tous deux comptables, ont racheté la faillite d’une petite entreprise spécialisée dans les stands et les expositions.

Tirée de sa semi-retraite à quelques jours de Noël, Micheline, 78 ans, a repris la tête de l’entreprise à plein temps pour la réorganiser de fond en comble.

« Mon fils s’occupait de tous les départements, explique-t-elle. Il en faisait réellement beaucoup trop. »

Puis le sort a encore frappé. Atteint d’un cancer du cerveau, en danger de perdre la vue, son conjoint, Jacques, a été opéré d’urgence le 11 février. « Ça a été une année terrible », résume-t-elle. Elle ne faisait que commencer.

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Micheline Audet et son conjoint, Jacques Guay

La réorganisation donnait ses fruits quand la pandémie a frappé.

Avec l’annulation des grandes expositions, son entreprise perdait sa raison d’être. « Depuis mars, c’est tombé à zéro », constate la femme d’affaires.

Ses 200 employés ont été mis à pied… et le sont toujours.

Quand je les ai tous rencontrés, certains pleuraient ! Je trouvais ça terrible. Pour eux, c’était la fin du monde. Ça, c’est la plus grande angoisse, pour moi.

Micheline Audet, présidente de Décor Experts Expo

Malheureusement, ses nuits sont brèves. Elle n’a jamais dormi plus que quatre heures, ce qui laisse beaucoup d’espace aux errances intérieures. Et son court sommeil est peuplé, lui aussi.

« J’étais à la plage quand mon garçon s’est noyé. Je l’ai entendu et vu crier à l’aide. Je me réveille la nuit avec des cauchemars et j’entends mon garçon crier “Help !”. »

Elle s’interrompt. « Excusez-moi, j’ai encore bien de la misère à en parler. C’est la seule affaire que je trouve très difficile à vivre, dit-elle d’une voix étranglée. C’est la nuit qui est le pire. »

Pour traverser ce vide vertigineux, elle a choisi l’action. « Je suis quand même une femme forte et active. En retournant au travail, ça m’a empêchée de penser à ce qui est arrivé à mon fils… malgré le fait qu’au bureau, on sentait qu’il était présent quand même. »

Mais avec la fermeture du 15 mars, la pandémie a fait disparaître cet exutoire. « La COVID-19, ça a été l’abcès sur le tout. »

Il lui restait encore sa maison.

« On fait le grand ménage, on lave tout ce qu’on peut laver. J’ai 652 000 pi2 de terrain, j’en ai assez pour m’amuser dehors. Je me suis tenue occupée sans arrêt. »

Quand je travaille, je pense moins, c’est moins pénible. Je dois admettre que j’ai eu des petits moments de crise. Mon mari a été très patient avec moi. Il comprenait ce qui m’arrivait.

Micheline Audet

L’entreprise n’avait toujours pas repris ses activités à l’automne, et les travaux extérieurs ont tiré à leur fin.

Elle a alors trouvé du soutien à Vancouver chez sa fille, psychologue : « Je suis allée peinturer, je suis allée faire une allée en pierres, j’ai fait son grand ménage au complet pour me changer les idées. »

Elle est revenue à Montréal la fin de semaine de l’Halloween. Et de la Toussaint.

Malgré la tempête parfaite qu’elle a traversée, elle s’inquiète beaucoup plus pour ses employés que pour elle-même ou son entreprise. Elle le répétera plusieurs fois : la crise est très difficile pour eux. Ils touchent de bons salaires, et pour plusieurs, leur maison est en jeu. « On les aide en leur donnant des prêts pour payer leur hypothèque. »

L’année s’achève, malgré tout.

« C’est définitivement une année de cauchemar. Dieu me protège, faut croire, parce que je survis à tout ça. Et j’espère continuer encore un peu parce que c’est quand même une compagnie familiale, et pour mes petits-enfants et pour le fils de mon mari, cette entreprise continue. »