Avec tout ce qui a été dit et écrit sur le harcèlement sexuel, on commence, tranquillement, j’espère, à comprendre ce que c’est. De l’abus de pouvoir, où toutes sortes de gestes et de paroles de nature sexuelle n’ont plus rien à voir avec la drague, mais deviennent un outil d’humiliation, de domination, de mise en échec.

Mais le harcèlement psychologique, autre concept dont il est immensément question, partout, en ce moment, que ce soit dans l’affaire Nathalie Bondil ou parce que la gouverneure générale, Julie Payette, en est accusée, qu’est-ce c’est, exactement ?

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Nathalie Bondil, ancienne directrice générale et conservatrice en chef du Musée des beaux-arts de Montréal

Et surtout, quelle est la différence entre un patron harcelant psychologiquement et un patron exigeant ?

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Julie Payette, gouverneure générale du Canada

« Est-ce encore possible », demandait récemment une amie, désarçonnée par les évènements actuels, « de s’attendre à plus et à mieux de ses employés et de le leur faire savoir ? Quand est-ce que ça devient du harcèlement ? »

J’ai posé la question à des experts.

Comme c’est souvent le cas, avec de tels concepts, la loi utilise une norme à la fois très simple et totalement abstraite, m’a répondu l’avocate Karina Kesserwan : « la personne raisonnable ».

Donc, pour tracer la ligne, on demande : qu’est-ce qu’une personne raisonnable, comme gestionnaire, ferait pour obtenir des résultats professionnels adéquats, dans un contexte de saine gestion, contrairement à une personne déraisonnable ?

Elle ne crierait pas.

Elle ne lancerait pas d’insulte à quiconque, précise MKesserwan.

Elle n’aurait pas de propos offensants, blessants, humiliants.

Elle ferait connaître ses exigences en privé, dans le calme, clairement.

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Karina Kesserwan, avocate

« La question à se poser est : “Est-ce que je préserve la dignité de mon employé ?” », poursuit MKatherine Poirier, spécialiste en droit du travail, au cabinet d’avocats BLG.

Élément fondamental : les doléances sont-elles exprimées en privé ou en public ?

Dire à une personne qu’elle n’est pas à la hauteur de la situation en public est toujours beaucoup plus humiliant qu’en privé.

Autre élément crucial : les reproches à l’employé sont-ils exprimés dans le cadre de rencontres d’évaluation prévues à cet égard, en s’attardant à un travail en particulier, ou sont-ils des mots lancés ici et là, de façon répétée, pour communiquer une insatisfaction générale sur le rendement de la personne ?

Inviter un employé dans son bureau, la porte fermée, pour dire qu’une tâche n’a pas été exécutée de façon satisfaisante, expliquer pourquoi, puis chercher des solutions, ce n’est pas la même chose que lever les yeux au ciel quotidiennement ou faire des blagues cyniques dès que l’occasion se présente, pour exprimer son désaccord.

D’ailleurs, autre grande règle de base : toujours juger le travail plutôt que la personne. Et s’assurer de tout mettre en place pour que la personne puisse réussir.

Les cas de harcèlement touchent souvent des patrons qui ne fournissent pas aux employés les conditions nécessaires pour bien travailler. Impossible alors d’être à la hauteur. Totalement injustement.

Bonnes questions à se poser avant de poser un regard sur le travail d’un employé, suggère MPoirier : « “Est-ce que je suis en train de faire de la gestion émotive ou ai-je pris un certain recul avant de faire mon intervention ?” Ça change vraiment la donne. Et est-ce centré sur le travail ou l’individu ? »

« Être exigeant, ce n’est pas du harcèlement », résume Stéphanie Rivier, psychologue du travail, qui fait notamment de la formation, avec MKesserwan, pour aider les gestionnaires.

« Mais il est évident qu’il y a des mots acceptables et des mots inacceptables. »

Et tout le monde doit se poser des questions, dit-elle. Ce n’est jamais vrai que tout va bien, précise la spécialiste des relations de travail.

Et tout le monde devrait avoir le courage de se regarder dans le miroir.

Et de briser les lois du silence. Et de voir qu’au-delà des problèmes liés aux individus, ce sont souvent des systèmes à l’intérieur des milieux de travail qui doivent être réajustés.

Ce qui est en train d’arriver un peu partout.

Nathalie Roxbourgh, conseillère stratégique à la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST), abonde dans le même sens.

Ce n’est pas parce qu’une entreprise a une culture qui accepte des façons de faire difficiles pour certains que c’est tolérable.

Ce sont d’ailleurs souvent les nouveaux employés, qui arrivent avec un regard extérieur, note-t-elle, qui accusent les employeurs de pratiques intolérables ou inacceptables. Ceux qui sont dans une boîte depuis longtemps peuvent très bien ne plus voir les aberrations, ne plus être choqués par certains comportements.

« Dire de quelqu’un : “Bien, lui, il est de même, c’est comme ça”, ça ne veut pas dire que c’est acceptable. »

Et là encore, la fréquence du problème demeure un élément important.

Il existe un droit, celui d’être maladroit un jour. Et celui de ne pas être dans son assiette.

La différence avec le harcèlement ?

« Maladroit, ce n’est pas répétitif », fait remarquer Nathalie Roxbourgh

« Et la personne est ouverte à se corriger et à faire ce qu’il faut pour éviter que la situation dégénère. »

Et les femmes ?

« On peut être exigeant, c’est sûr », répond Monique Jérome-Forget, ancienne ministre et ancienne présidente de l’ancêtre de la CNESST, quand on lui demande si harcèlement psychologique et exigence patronale sont trop liés.

« Il faut aussi se rendre compte qu’aujourd’hui, les gens ne tolèrent plus d’être bousculés. »

L’époque est révolue où l’on acceptait les crises de nerfs, les gestes brusques, les patrons qui lancent des feuilles de papier, des crayons. « J’ai même déjà vu quelqu’un lancer un cendrier », dit-elle.

« À presque tous les conseils d’administration auxquels je siège, il y a des cas de griefs pour harcèlement psychologique », dit-elle.

« Mais ça ne doit pas empêcher les patrons d’être exigeants. Il faut juste avoir le bon gant de velours. Parce que, je l’ai toujours dit : “Ma force, c’était mon monde.” »

Cela dit, le défi, dit-elle, est plus difficile pour les femmes.

D’ailleurs, les grands cas de harcèlement psychologique dont on parle actuellement touchent tous des femmes.

Selon Mme Jérome-Forget, il n’y a aucun doute que les femmes sont perçues différemment.

Un gars exigeant est un gars exigeant.

Une femme patronne qui a des standards élevés devient rapidement hystérique, folle, exagérément « demandante », pas cool.

« Je donne des conférences et des leçons aux femmes sur ce qu’il ne faut pas faire », explique l’ancienne ministre.

Ne pas élever la voix.

Surtout ne pas mettre son poing sur la table.

Choisir ses mots.

« Il faut être prudentes dans nos comportements. On ne nous pardonne pas grand-chose. »

La phrase « apparemment elle est difficile » est bien trop souvent entendue et colle à la peau des femmes exigeantes bien trop facilement. Pourtant, ça arrive dans une carrière d’avoir des conflits avec les gens.

« Mais nous, les femmes, note Mme Jérome-Forget, on nous le pardonne difficilement. »