Il est vraiment simple pour un commerçant de savoir à quel moment précis vous avez magasiné sur son site web, le nombre de pages que vous avez regardées, les promotions qui vous ont davantage plu, les articles mis dans le panier, ceux qui ont été achetés, puis retournés. Mais dans un centre commercial, ces données fort utiles n’existent pas. Une expérience a été menée à Place Sainte-Foy pour remédier à la situation. Bilan.

Quand on a proposé au propriétaire de La Vie en Rose, François Roberge, de participer à une expérience utilisant des caméras capables de déterminer le sexe et l’âge des clients du centre commercial, il n’a pas hésité. « Pour une fois qu’on a une initiative au Québec dans un domaine très technologique ! Moi, je voulais comprendre l’achalandage devant mon magasin. La donnée, c’est le nerf de la guerre. Et c’était gratuit ! »

La boutique de vêtements Tristan et la lunetterie BonLook ont aussi embarqué. La première pour obtenir « des données sur les non-clients », dit sa présidente Lili Fortin. La deuxième, qui a entrepris ses activités en ligne, parce qu’elle a vite découvert que « dans les centres commerciaux, on manque de données, de feedback, on a l’impression d’y aller à l’aveugle », explique son chef de l’exploitation, Louis-Félix Boulanger.

Imaginée par les mordus de technologie de Galilei (un OBNL affilié à l’Université Concordia) et le propriétaire de centres commerciaux Ivanhoé Cambridge (bras de la Caisse de dépôt et placement), l’expérience a été réalisée au début de l’hiver. La technologie d’analyse vidéo anonyme (AVA) utilisée ne conservait aucune image et ne transmettait aux détaillants que des statistiques.

Certains résultats de la Fonderie de l’innovation dans le commerce du détail (FICD) — c’est le nom donné à cette « initiative collaborative » — seront dévoilés aujourd’hui dans un livre blanc que nous avons obtenu.

LE POUVOIR DE LA VITRINE

À quoi peuvent servir les données recueillies par ce type de technologie ? À déterminer le pouvoir d’attraction d’une vitrine, par exemple.

Je voulais comprendre pourquoi 5000 personnes passent devant mon magasin et que seulement 300 rentrent.

François Roberge, PDG de La Vie en Rose

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

François Roberge, PDG de La Vie en Rose

« Alors on a fait des tests de vitrines. On s’est dit que peut-être qu’on s’exprimait mal. On s’est trouvés poches ! », confie François Roberge.

Tristan a utilisé les données fournies par les caméras pour savoir si les consommateurs entraient davantage dans le magasin si la vitrine présentait les nouveautés ou annonçait les soldes.

« En magasin, on n’a pas la réaction des clients », note Lili Fortin. Ce qui n’est pas le cas en ligne, puisque le détaillant fait constamment des tests. La moitié des clients recevra un courriel proposant 50 % de rabais sur les prix courants, l’autre moitié aura droit à 30 % sur ce qui est déjà en solde. En fonction des résultats de vente, le détaillant s’adapte la semaine suivante.

Les données peuvent aussi servir « à prévoir la demande pour faire les horaires des effectifs de façon optimale », fait valoir en entrevue Stephane Marceau, PDG de Galilei. C’est même la donnée qui intéresse le plus les détaillants, dit-il. Car connaître le nombre total de clients dans un centre commercial un mois donné n’est pas assez précis, leur profil étant inconnu.

« Maîtriser l’art de la donnée pourrait devenir le superpouvoir le plus important du détaillant moderne », écrit la FICD.

SI J’AVAIS DES TABLETTES INTELLIGENTES

Si les grandes surfaces avaient des caméras partout, elles pourraient mieux répartir les employés dans chaque section en fonction de leur popularité. Les stocks pourraient aussi être mieux adaptés à la clientèle locale précise d’un centre commercial. Les messages aussi.

Chez BonLook, l’expérience a d’ailleurs permis de savoir « qu’il y a des moments dans la journée où des groupes viennent magasiner plus que d’autres ». Comme les jeunes sont préoccupés par la mode, et les plus vieux par le côté « médical » de leurs lunettes, le détaillant aurait pu changer le message diffusé sur l’écran dans sa vitrine en fonction de l’heure, donne M. Boulanger en exemple.

Si j’avais des étagères intelligentes, je pourrais savoir quelles montures ont été ramassées [pour être essayées] le plus souvent et je pourrais mieux les positionner dans mon magasin. Et je pourrais découvrir quelle position sur les tablettes fait vendre le plus.

Louis-Félix Boulanger, chef de l’exploitation de BonLook

PHOTO FOURNIE PAR LUNETTERIE BONLOOK

Louis-Félix Boulanger, chef de l’exploitation de lunetterie BonLook

« En ligne, je peux savoir où je perds des clients [au cours du processus d’achat], où mon interface pour les usagers a des problèmes, ajoute M. Boulanger. Ça nous permet de faire des tests pour améliorer une étape. » C’est un atout précieux qui n’a pas d’équivalent dans le monde physique.

Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi les propriétaires de centres commerciaux s’intéressent aux technologies qui pourraient fournir des données à leurs locataires : une partie des loyers payés par les détaillants en fonction de leurs ventes. Alors, ils ont tout avantage à ce que les tiroirs-caisses s’ouvrent souvent en cette ère où les achats en ligne explosent.

Chez Ivanhoé Cambridge, on affirme que l’intention n’est pas de vendre les données aux détaillants. « Notre objectif est d’être la meilleure place de marché physique pour les détaillants […] En étant associés à la Caisse de dépôt, on a aussi une volonté de contribuer à l’essor d’une industrie qui représente un emploi sur dix au Québec », précise Tracy Smith, vice-président principal, marketing et innovation.

La Fonderie fera « probablement » trois autres expériences « cet automne » avec « des technologies de la donnée » dans un ou des centres commerciaux dont l’identité demeure « à déterminer ».

Expérience controversée à Sainte-Foy

Les trois détaillants ayant participé à l’expérience ont relaté ses débuts chaotiques. Et la FICD ne nie pas l’évidence : les clients craignaient d’être suivis à la trace dans le centre commercial et ils l’ont exprimé. « La réaction initiale fut plus forte que prévu. »

La technologie d’analyse vidéo anonyme (AVA) « a d’abord été confondue avec la technologie de reconnaissance faciale » capable d’enregistrer des informations biométriques et de reconnaître des individus, se désole la FICD. Elle déplore d’autant plus la situation que l’AVA avait été choisie « précisément en raison de son incapacité à identifier les individus ou à suivre leurs mouvements ». La réaction des clients ainsi que les articles parus dans les médias ont tout de même permis d’apprendre quelques leçons, dont l’importance de bien « éduquer le marché ».

Rappelons que la Commission d’accès à l’information (CAI) du Québec a lancé une enquête après avoir été informée du test mené à Place Sainte-Foy. L’enquête est toujours en cours. « Elle ne porte pas juste sur ce cas spécifique, mais sur tout ce nouveau phénomène des caméras », a indiqué à La Presse la porte-parole Isabelle Gosselin.

La société Cadillac-Fairview a aussi fait la manchette en raison de l’utilisation d’une technologie similaire à celle testée par Ivanhoé Cambridge dans plusieurs de ses centres commerciaux. Les caméras ont été désactivées l’été dernier, après que le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada et la CAI du Québec ont déclenché des enquêtes, a rapporté La Presse en avril.

Les tests menés par trois commerçants à Place Sainte-Foy ont donné d’étonnants résultats

PHOTO FOURNIE PAR TRISTAN

La boutique de vêtements Tristan a accepté d’embarquer dans l’expérience utilisant des caméras capables de déterminer le sexe et l’âge des clients de Place Sainte-Foy pour obtenir « des données sur les non-clients ».

L’impact d’une vitrine

Tristan a comparé l’efficacité de diverses vitrines. « Il faut inspirer et attirer l’attention […], ce n’est pas tout le monde qui prémagasine en ligne, alors il ne faut pas négliger la vitrine », résume la présidente, Lili Fortin. L’expérience a démontré que les mannequins vêtus de nouveautés avaient fait augmenter de 8 % le nombre de clients qui entraient en magasin par rapport à une vitrine annonçant les soldes.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

La boutique La Vie en Rose de Place Sainte-Foy a rapidement accepté de participer à une expérience utilisant des caméras capables de déterminer le sexe et l’âge des clients du centre commercial.

Plus d’hommes qu’on le croyait

La Vie en Rose a eu toute une surprise en découvrant que les hommes représentaient une grande proportion de son public. Le détaillant « n’a pas voulu y croire. [Mais] un décompte manuel en magasin a confirmé la découverte », indique la Fonderie. « Cette découverte inattendue a conduit le détaillant à réfléchir à la façon dont il allait modeler l’expérience client dans son magasin pour qu’elle soit davantage adaptée aux besoins spécifiques des hommes. »

PHOTO FOURNIE PAR LUNETTERIE BONLOOK

La lunetterie BonLook a accepté d’embarquer dans l’expérience utilisant des caméras capables de déterminer le sexe et l’âge des clients de Place Sainte-Foy parce qu’elle a vite découvert que, dans les centres commerciaux, il y a un manque de données sur les visiteurs.

Deux fois plus d’entrées

En se comparant à Tristan et à La Vie en Rose, BonLook a constaté que sa clientèle cible entrait moins dans son commerce. Pour voir s’il était possible de renverser la vapeur, une campagne publicitaire mettant en vedette Maripier Morin a été diffusée sur des écrans. « On a vu tout un bond dans le taux d’entrée des femmes de 20 à 40 ans », confie M. Boulanger. De fait, ça a presque doublé.

Des utilisations épatantes de la technologie

Un peu partout dans le monde, les commerçants utilisent la technologie pour être plus efficaces. Voici quatre exemples qui impressionnent particulièrement l’équipe de la Fonderie de l’innovation dans le commerce de détail (FICD).

PHOTO TIM BOYLE, ARCHIVES BLOOMBERG

McDonald’s a récemment commencé à faire des recommandations en temps réel aux clients du service au volant.

Les suggestions de McDonald’s

McDonald’s fait des recommandations en temps réel aux clients du service au volant. Plutôt que de conserver en permanence le même message sur l’écran, le restaurateur utilise l’intelligence artificielle pour afficher des promotions qui varient « selon l’heure, la météo, le trafic routier, les événements alentour et les données de vente historiques ». Le but : inciter le client à commander davantage d’articles. Par exemple, si une personne commande uniquement un Joyeux Festin, il s’agit probablement d’un parent accompagné d’un enfant ; l’algorithme propose alors un café pour compléter la commande. Cette nouvelle approche est possible grâce à l’acquisition récente d’une firme d’intelligence artificielle, Dynamic Yield.

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB D’UNIQLO

Le kiosque UMood, que l’entreprise Uniqlo a testé en Australie, permet de proposer des centaines de design de t-shirts en fonction de la réponse émotive d’un client lorsqu’il regarde une série d’images.

Un lecteur d’émotions chez Uniqlo

Le détaillant de vêtements, qui propose des centaines de design de t-shirts, a découvert que ses clients étaient souvent dépassés par le vaste choix offert. Pour les aider, un kiosque appelé UMood a été testé en Australie. Une fois des électrodes posées sur la tête du client, ce dernier regarde une série d’images conçues pour provoquer des réponses émotives. Grâce à l’intelligence artificielle, le système mesure et détermine celles qui ont la plus grande résonance pour le client. « Pendant que des options [de t-shirts] lui sont proposées, les électrodes continuent à observer l’activité du cerveau pour voir laquelle des propositions a un effet sur l’humeur. » Le test a été payant, et UMood fait le tour des magasins, en plus d’avoir été intégré à l’application et au site web d’Uniqlo (sans les électrodes, évidemment !).

PHOTO RICK WILKING, ARCHIVES REUTERS

La vaste chaîne de pharmacies Walgreens collige des données sur les ordonnances d’antiviraux qu’elle traite dans ses 8000 établissements.

La carte grippale de Walgreens

La vaste chaîne de pharmacies Walgreens collige des données sur les ordonnances d’antiviraux qu’elle traite dans ses 8000 établissements. Cela lui permet de savoir de quelle façon la grippe se répand aux États-Unis. « En plus d’offrir une carte interactive informant ses clients d’épidémies qui se déclareraient dans leur région, elle utilise ces données pour stocker davantage de produits liés à la grippe dans les régions touchées. » Cette utilisation somme toute simple de l’historique d’achat des clients permet à Walgreens d’optimiser ses stocks en fonction des différences locales. Une stratégie adoptée également par H&M pour tenir les bons vêtements dans les bonnes régions et offrir les bonnes promotions aux bons endroits.

PHOTO NINON PEDNAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Dans les magasins de la bannière Sephora, le dispositif Colour IQ permet de scanner la peau d’un client pour en déterminer la carnation et lui recommander les produits adéquats.

Sephora : collecte de données « ingénieuse »

En magasin, le dispositif Colour IQ permet de scanner la peau d’un client pour en déterminer la carnation et lui recommander les produits adéquats. L’information est sauvegardée par Sephora, ce qui lui permet de personnaliser toutes les interactions subséquentes. Que ce soit « un courriel individualisé faisant la promotion d’une sélection de produits en parfaite adéquation avec le teint d’une cliente » ou « du contenu exclusif sur le site internet », l’utilisation des données « donne aux clients l’impression que tout ce qu’ils reçoivent a été créé expressément pour eux ». La FICD juge que c’est « une façon ingénieuse de collecter ce genre de données », car bien des clientes seraient « mal à l’aise » de se faire demander la couleur de leur peau en ligne.