Plus de 17 ans après le décès de Pierre Péladeau, ses héritiers se retrouvent à nouveau devant les tribunaux. Anne-Marie Péladeau réclame 46,8 millions de dollars à une société détenue par son frère Pierre Karl en guise de compensation pour sa part des actions de Québecor qu'elle lui a cédée en l'an 2000. La cause a été entendue hier et mise en délibéré par la Cour d'appel du Québec.

Les faits du litige remontent à l'an 2000. Cette année-là, les frères Pierre Karl et Érik Péladeau s'entendent avec leur soeur Anne-Marie pour lui racheter la part des actions de Québecor que lui a léguées leur père. Ce dernier avait laissé 25% de la société Les Placements Péladeau - qui détient les actions à vote multiple de Québecor - à son fils Pierre Karl, 25% à son fils Érik, 25% à sa fille Anne-Marie et 25% à sa fille Isabelle. Par l'entremise des Placements Péladeau, Pierre Karl et Érik rachètent donc les actions de leur soeur Anne-Marie. La valeur de ces actions est établie à 55 millions par les parties sur la base d'un rapport d'experts indépendants.

En vertu de l'entente entérinée par le conseil de tutelle d'Anne-Marie Péladeau et la Cour supérieure, Pierre Karl et Érik Péladeau bénéficient immédiatement (comme actionnaires des Placements Péladeau) des droits de vote des actions et des autres avantages de leur soeur Anne-Marie, mais ces actions ne sont pas rachetables immédiatement. Une partie des actions doit être rachetée chaque année où Les Placements Péladeau recevront un dividende d'au moins 4,2 millions de Québecor. En se fiant sur les données historiques, la firme Wise, Blackman, qui agit à titre d'expert indépendant, émet l'hypothèse que le rachat d'actions serait complété sur 13 ans.

Mais voilà: Québecor décide, pour des raisons d'affaires, de ne pas verser de dividendes à ses actionnaires en 2002 et 2003. Quand l'entreprise recommence à en verser en 2004, le taux de dividende est au moins deux fois plus faible que les taux historiques utilisés par les experts pour leurs calculs. Résultat: Les Placements Péladeau n'ont jamais reçu des dividendes de 4,2 millions par année de Québecor et n'ont donc jamais versé de compensation à Anne-Marie Péladeau en vertu de cette clause de l'entente. Les Placements Péladeau ont plutôt reçu 3,497 millions par année en dividendes de Québecor depuis 2006.

En 2011, Anne-Marie Péladeau poursuit Les Placements Péladeau - dont l'actionnaire de contrôle est Pierre Karl Péladeau - pour 46,8 millions. Il s'agit de la différence entre la valeur de 55 millions attribuée à ses actions dans l'entente de 2000 et la somme de 8,2 millions reçue en 2000 et 2001.

Rejet de la requête

La Cour supérieure rejette sa requête en janvier 2014. Soulignant que «la preuve présentée en demande est fort limitée» (Anne-Marie Péladeau et sa fille Marie-Pierre ont témoigné un total de cinq minutes), la juge Chantal Corriveau conclut que le «rachat des actions n'est assujetti à aucune limite de temps» et que la baisse du dividende ne constitue pas un «événement non prévu» permettant de modifier l'entente (l'entente prévoyait une clause en ce sens en cas d'imprévu). «Les parties devaient comprendre qu'il est possible que cet événement ne survienne pas nécessairement dès l'écoulement du délai de 13 ans», écrit la juge Corriveau dans son jugement.

Anne-Marie Péladeau a fait appel de cette décision. Lors de l'audition hier devant la Cour d'appel du Québec, ses avocats ont fait valoir que la société Les Placements Péladeau s'est engagée de bonne foi en 2000 à lui payer un montant de 55 millions pour ses actions. «L'obligation de payer 55 millions est claire, les modalités de paiement sont sujettes à certaines circonstances», a plaidé Me Philippe H. Trudel, l'avocat d'Anne-Marie Péladeau.

Les Placements Péladeau contestent cette interprétation de l'entente. Selon la société contrôlée aujourd'hui par Pierre Karl Péladeau, l'entente réglait des litiges familiaux, permettait à Anne-Marie Péladeau de mettre la main sur sa société de gestion, qui avait des actifs d'environ 4 millions, et prévoyait un rachat d'actions jusqu'à 55 millions de dollars à des conditions très précises (le versement d'un dividende de Québecor aux Placements Péladeau de 4,2 millions par an). Selon cette interprétation, l'entente ne donne pas droit automatiquement à 55 millions sur plusieurs années.

«C'est clairement mentionné qu'il est possible que le dividende n'atteigne pas 4 millions, dit Me François Fontaine, l'avocat des Placements Péladeau. Ne tombez pas dans le piège de la théorie que [la somme de 55 millions] est une créance due. [...] La réalité, c'est que la demanderesse [Mme Péladeau] n'est pas satisfaite [de l'entente] et veut renégocier malgré les avis qu'elle a eus.»

Les avocats d'Anne-Marie Péladeau ne sont pas d'accord, d'autant plus que leur cliente avait ses biens sous tutelle au moment de l'entente. «Si c'est ça, la compréhension des parties, qu'il n'y aurait peut-être jamais de rachat et de paiement, il y a un sérieux problème, a plaidé Me Trudel. L'intention des parties était de protéger les intérêts de Mme Péladeau. Ils [les frères] disaient: «On a à coeur les meilleurs intérêts de notre soeur.» Dire, 15 ans plus tard, qu'on ne paie pas, ça ne peut pas être le résultat.»

Santé financière de Québecor

La clause du rachat/paiement selon les dividendes est une forme de consentement à des rachats/paiements différés en fonction de la santé financière de Québecor, fait essentiellement valoir Anne-Marie Péladeau à la Cour d'appel. «On a pris ce risque-là, dit Me Trudel. Depuis 2008, Québecor n'a jamais fait autant de profits, et on change l'approche [pour les dividendes]. Il faut qu'il y ait un terme de fixé. Il faut revenir à l'essence du contrat: de payer Mme Péladeau.»

L'avocat des Placements Péladeau, Me Fontaine, du cabinet Norton Rose Fulbright, a «mis en garde» la Cour d'appel de vouloir refaire le procès avec de nouveaux faits. Outre des situations exceptionnelles, la Cour d'appel ne peut pas entendre de nouveaux faits, et seule une erreur manifeste de la juge de première instance lui permet de renverser sa décision.

Durant sa plaidoirie, Me Fontaine a été longuement questionné sur ses prétentions par les trois juges de la Cour d'appel. Le juge François Pelletier lui a notamment demandé si son interprétation de l'entente était au fait qu'Anne-Marie Péladeau cédait «des actions valant entre 40 et 50 millions de dollars en contrepartie d'un actif de 4 millions et pour le reste, de l'espoir?». «Non», a répondu Me Fontaine, précisant que toutes les parties à l'entente ont «pris et accepté le risque» que les redevances de Québecor soient inférieures à 4,2 millions par an. «Dans les faits, la situation financière [de Québecor] est meilleure?», a renchéri la juge Marie St-Pierre. «Il n'y a pas de minimum [remboursement annuel minimal à Anne-Marie Péladeau], a répondu Me Fontaine. Ç'aurait été facile de le prévoir.»

Les trois juges de la Cour d'appel ont pris la cause en délibéré. Le dossier est d'autant plus complexe qu'à l'époque de l'entente, Anne-Marie Péladeau souffrait «d'une important problème de toxicomanie» et bénéficiait d'une tutelle pour ses biens. Comme l'exige la loi, le conseil de tutelle et la Cour supérieure ont entériné l'entente de 2000, la jugeant dans ses meilleurs intérêts. Entre 2005 et 2007, Anne-Marie Péladeau a été condamnée au criminel pour entrave au travail policier, vol et trafic de drogue, mais ses antécédents criminels n'ont pas de lien avec le litige civil entendu hier en Cour d'appel.

Au moment de l'entente en 2000, Pierre Karl et Érik Péladeau étaient tous deux actionnaires des Placements Péladeau. Les deux frères sont mis en cause dans le litige civil, mais ils n'ont pas témoigné lors de l'audience en Cour supérieure. En 2009, Pierre Karl Péladeau a racheté les actions de son frère Érik dans Les Placements Péladeau, dont il est actionnaire majoritaire selon le Registre des entreprises du Québec. PDG de Québecor de 1999 à 2013 puis élu député du Parti québécois en 2014, Pierre Karl Péladeau est actuellement candidat à la direction du Parti québécois.