(Denver, Colorado) Un client prend un verre dans un bar. Une jeune femme s’approche et lui fait de l’œil. Peu après, un bruit de verre cassé retentit et un autre homme surgit : il accuse le client de vouloir lui voler sa blonde.

Cette scène a été tournée dans le cadre des travaux de la criminologue Shaina Herman, de l’Institut Max-Planck pour l’étude de la criminalité, à Fribourg en Allemagne. Une autre version met en scène un malotru qui rote à la figure de l’homme, qui décidément ne peut pas prendre un verre tranquille. Ces courtes vidéos constituent le début d’une révolution appelée « criminologie 360 ».

PHOTO TIRÉE DU JOURNAL OF EXPERIMENTAL CRIMINOLOGY

L’un des scénarios de la vidéo de réalité virtuelle utilisée par Shaina Herman

« Traditionnellement, on étudie les pathologies criminelles en faisant lire des scénarios écrits », a expliqué Mme Herman en marge de sa présentation à la réunion de l’Association annuelle pour l’avancement des sciences (AAAS), à la mi-février au Colorado. « Mais récemment, on s’est rendu compte que l’implication émotionnelle était plus importante que prévu dans les décisions pathologiques. Comme on sait que la réponse émotionnelle à un film est plus grande qu’à un texte écrit, il semblait normal de tester cette avenue. »

Les saynètes sont filmées avec une caméra 360 degrés et montrées à des cobayes afin d’analyser leurs réactions. Le point de vue de la caméra est celui de l’homme qui prend tranquillement un verre au bar. Cela permet au cobaye de les regarder avec un casque de réalité virtuelle et de se sentir vraiment au centre de l’action.

Les premières études publiées s’appuyant sur cette technologie, qui permettent de vérifier que la réalité virtuelle suscite une gamme plus vaste d’émotions, montrent que la réponse sur le plan de l’excitation est plus forte qu’avec les scénarios écrits. « Avant d’aller plus loin, nous voulons être sûrs de ce qu’il faut filmer. Comme nous utilisons des acteurs et des caméras sophistiquées, le coût est assez élevé. »

PHOTO TIRÉE DU JOURNAL OF EXPERIMENTAL CRIMINOLOGY

L’un des scénarios de la vidéo de réalité virtuelle utilisée par Shaina Herman

Libération conditionnelle

La technique d’immersion en réalité virtuelle intéresse également les corps de police, selon Mme Herman. « De notre côté, nous envisageons aussi de l’appliquer à la préparation des témoins avant les procès. Les victimes, par exemple, peuvent trouver très difficiles les contre-interrogatoires. On peut aussi penser à diverses formations pour des professions où on fait face à des situations interpersonnelles délicates, par exemple pour les travailleurs de rue ou ceux qui travaillent dans les centres jeunesse. »

Est-ce que cette approche pourrait être utilisée pour évaluer le risque de récidive avant les audiences des commissions des libérations conditionnelles ? « Potentiellement, mais c’est assez délicat étant donné les conséquences, dit Mme Herman. Des collègues américains travaillent sur ce concept, mais avec de la réalité virtuelle en animation, pas avec de vrais acteurs comme nous. »

L’idée de la criminologie 360 a été lancée par un criminologue néerlandais, Jean-Louis van Gelder, qui dirige l’institut de Fribourg.

PHOTO FOURNIE PAR L’INSTITUT MAX-PLANCK

Shaina Herman, criminologue de l’Institut Max-Planck pour l’étude de la criminalité

Ma contribution a été d’ajouter différents scénarios, notamment des scénarios neutres, pour mieux comprendre l’interaction entre émotion, excitation, cognition et processus décisionnels.

Shaina Herman, criminologue de l’Institut Max-Planck pour l’étude de la criminalité

Quelle est la différence entre émotion et excitation (arousal) ? « L’émotion est ce qu’on peut nommer, l’excitation est un état plus biologique, plus difficile à décrire dans les questionnaires. Ce n’est pas techniquement une émotion, davantage un état. Quand la jeune femme fait de l’œil au sujet, ça le place dans un état où il est potentiellement plus susceptible de réagir impulsivement aux provocations d’autres hommes. »

Cambriolages

Une prochaine étape dans l’utilisation de la criminologie 360 est de tester des interventions altérant les décisions pathologiques liées à certains états d’excitation. « Si on peut augmenter la crainte des conséquences, par exemple l’arrestation par la police, ça pourrait amener des personnes ayant des problèmes de maîtrise des émotions à battre en retraite quand ils font face à des confrontations, même en situation d’excitation altérant leurs capacités cognitives. »

Une autre possibilité est d’identifier les environnements plus propices à la criminalité. « On pourrait mettre des voleurs dans une vidéo 360 d’un quartier où ils doivent commettre un cambriolage, et identifier les facteurs qui leur font choisir une cible plutôt qu’une autre. Est-ce que c’est l’absence de lumière ? Une haie qui protège des regards pendant qu’ils entrent par effraction dans une résidence ? En ce moment, les études de ce genre dépendent d’analyses visuelles des caractéristiques des maisons visées. Mais il y a des cambriolages qui ne sont pas rapportés, d’autres qui avortent. Alors on n’a pas toutes les données pertinentes. »

PHOTO TIRÉE DU JOURNAL OF EXPERIMENTAL CRIMINOLOGY

Durant le visionnement, les cobayes se font poser des questions sur leur degré de colère ou d’autres émotions et états d’excitation.

Stéréotypes

Les scénarios utilisés jusqu’à présent font appel à des situations qu’on pourrait qualifier de stéréotypées, par exemple la jeune femme qui fait de l’œil. Il n’y a pas de place pour l’homosexualité, par exemple. N’est-ce pas un problème ? « Nous en sommes conscients et avons abordé cette question lors de notre passage devant le comité d’éthique de la recherche. Nous ne pouvons avoir qu’une seule version pour le moment, pour des raisons financières. Puisque dans 85 % à 90 % des cas, les femmes sont les victimes de la violence des hommes plutôt que l’inverse, nous avons privilégié ce scénario. »

Est-ce que l’intelligence artificielle pourrait aider à identifier les scénarios les plus utiles pour étudier les réactions humaines ? « Il est certain que l’IA aura éventuellement sa place, mais la criminologie basée sur l’IA n’est pas mon domaine. Je pense cependant que ce que nous faisons maintenant sera utile pour mes collègues qui utilisent l’IA. »

En savoir plus
  • 80 %
    Proportion des demandes de libération conditionnelle partielle approuvées par la Commission des libérations conditionnelles du Canada en 2019-2020. 41 % des demandes de libération conditionnelle totale ont été approuvées durant la même période.
    Source : Commission des libérations conditionnelles du Canada