L’alcool a été un facteur déterminant dans l’apparition des premières civilisations. C’est du moins la thèse du philosophe Edward Slingerland, de l’Université de la Colombie-Britannique, dans son livre L’ivresse, qui vient d’être publié en français.

Pourquoi dites-vous que l’alcool a mené à la civilisation ?

Il a deux bénéfices majeurs : il augmente la créativité et il favorise la cohésion du groupe. La créativité est inhibée par le cortex préfrontal du cerveau, qui nous permet de renoncer aux distractions pour nous concentrer sur la tâche en cours. Mais cette capacité diminue les liens intempestifs que nous pouvons établir entre différents phénomènes. Depuis toujours, l’alcool est lié à la poésie, à l’art. L’alcool inhibe justement le cortex préfrontal.

Deuxièmement, les humains sont des primates uniques en ce qu’ils coopèrent, comme les fourmis, avec des étrangers. Si un étranger est capable de vous faire croire qu’il veut coopérer alors qu’il prévoit vous trahir, il a l’avantage sur vous. Une solution pour s’assurer de ses intentions est d’inhiber son cortex préfrontal, qui est nécessaire pour cacher ses intentions réelles. C’est l’équivalent de se serrer la main pour montrer qu’on ne cache pas d’arme.

De plus, l’alcool augmente la bonne volonté à l’égard des autres.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L’UNIVERSITÉ DE LA COLOMBIE-BRITANNIQUE

Edward Slingerland, de l’Université de la Colombie-Britannique

Comment avez-vous eu cette idée ?

Deux chemins m’y ont mené. J’ai beaucoup travaillé sur les débuts de la philosophie chinoise. On y trouve le concept de l’« action sans effort », la spontanéité, un charisme que possède le chef confucéen. Mais essayer d’être spontané est un paradoxe. Quand j’ai lu une comparaison entre la spontanéité et l’ivresse du savoir, un déclic s’est fait dans mon cerveau.

J’ai aussi étudié le « problème de la religion » : pourquoi autant de gens sont-ils religieux, quand les religions ont autant d’impacts négatifs ? Normalement, la personne qui cultive son champ le dimanche plutôt que d’aller à l’église, ou le dirigeant qui construit des routes plutôt qu’une tombe monumentale devrait avoir un avantage sur les autres. Mais sur le plan de l’évolution, ce sont les gens religieux qui dominent. La consommation d’alcool est aussi un phénomène en apparence néfaste que l’on retrouve partout dans l’histoire de l’humanité.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L’AUSTRALIAN WAR MEMORIAL

Durant la Deuxième Guerre mondiale, les négociations entre Churchill, Staline et Roosevelt, ici à Téhéran en 1943, ont impliqué beaucoup d’alcool.

Ces derniers temps, on a plutôt cherché à exclure l’alcool de certains contextes, par exemple les réunions d’affaires.

J’en parle dans le livre. L’inhibition du cortex préfrontal rend l’homme plus susceptible de faire des avances ou des commentaires sexuels à une femme. Ça exclut les femmes et les gens qui ne boivent pas de contextes de réseautage professionnel.

Pouvez-vous nous en dire plus sur l’idéal confucéen du chef ?

Les textes évoquent la spontanéité d’une personne qui n’a pas de doutes. C’est une personne attirante, contrairement à quelqu’un qui se demande sans cesse comment les autres la perçoivent. Donald Trump a ce genre de charisme. Ça peut évidemment être dangereux chez un leader.

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Illustration d’une gravure représentant les négociations pour le traité de Tilsit en 1807 entre Napoléon et le tsar Alexandre I et le roi de Prusse Frédéric-Guillaume III.

Vous évoquez un débat archéologique sur le pain et l’alcool.

La psychologie de l’évolution met l’accent sur la capacité de l’alcool de se servir du système de la récompense du cerveau. L’idée est que l’alcool est né par hasard, quand un boulanger a fait fermenter du grain, et s’est imposé de cette manière.

D’autres ont avancé que la fermentation rend l’eau potable. Mais il est plus facile de rendre l’eau potable en la faisant bouillir.

PHOTO WIKIMEDIA COMMONS

L’ivresse de Noé par Michel-Ange (1475-1564) dans la chapelle Sixtine, à Rome

Depuis les années 1950, on remet de plus en plus en question l’idée que le pain est apparu avant l’alcool. Sur le site de Göbekli Tepe, en Turquie [près de la Syrie, NDLR], qui date de 10 000 à 12 000 ans, on a trouvé des traces de cérémonies impliquant des festins d’antilopes et des quantités importantes de liquide dans de grands récipients. C’était un site semblable à Stonehenge, 1000 ans avant l’apparition de l’agriculture, donc à l’époque des chasseurs-cueilleurs. Dans des sites de la région avec la même datation, ces récipients à liquides contenaient de l’alcool.

Il semble donc que l’humanité ait commencé à cultiver des céréales afin d’avoir plus de bière. Et donc que l’alcool soit la première étape vers l’agriculture puis les agglomérations et la civilisation. Peu de cultures n’ont aucun intoxicant, qu’il s’agisse de l’alcool ou de champignons hallucinogènes.

Comment expliquez-vous l’abstinence de certaines cultures, comme l’islam ?

Si l’alcool avait un avantage évolutif, son attrait ne serait pas universel. Et les mutations génétiques rendant sa consommation difficile restent rares, limitées à l’Extrême-Orient.

Pour ce qui est de l’islam, la prohibition de l’alcool est très inégale dans l’histoire. La meilleure poésie liée au vin vient de la Perse islamique. On a des comptes-rendus de voyageurs musulmans terrifiés par les Vikings soûls qu’ils rencontrent en Europe de l’Est. L’abstinence ne semblait pas un avantage. Et l’islam a créé des pratiques aux effets semblables à ceux de l’intoxication, la restriction alimentaire du ramadan et les danses interminables des soufis. Ce sont deux manières d’inhiber le cortex préfrontal, qui ne sont pas sans coût pour la vie de tous les jours, comme l’alcool.

Quel est votre prochain projet ?

Je travaille sur l’impact de l’alcool sur la créativité, notamment sur les psychothérapies. Mais mon prochain livre grand public portera sur l’impact du travail et des communications par ordinateur étant donné que notre corps est conçu pour interagir avec des objets et des personnes en chair et en os.

Écoutez une conférence d’Edward Slingerland sur la spontanéité (en anglais)
En savoir plus
  • 446 milliards
    Quantité de litres d’alcool consommés chaque année dans le monde
    Source : American Addiction Centers