Notre journaliste assiste à Denver à la réunion annuelle de l’Association américaine pour l’avancement des sciences (AAAS), la plus grande rencontre de science généraliste au monde.

(Denver) L’évaluation de la toxicité des produits chimiques, des pesticides et des médicaments est sur le point d’être chambardée par l’intelligence artificielle (IA). Une conférence à la réunion de l’AAAS examinait les mystères et défis de cette transition.

« En théorie, l’IA ne devrait pas être efficace pour les analyses toxicologiques », explique Thomas Hartung, toxicologue de l’Université Johns Hopkins qui organisait la conférence. « L’IA est efficace quand on a beaucoup de données pour l’entraîner. Mais il y a très peu de données toxicologiques. On fait des tests sur quelques rats pour chaque substance. Et pourtant, quand on demande à l’IA quels sont les seuils de toxicité de différentes substances, à partir des données brutes et des formules chimiques, elle donne des résultats très proches des tables de toxicité que nous utilisons. »

WIKIMEDIA COMMONS

Les analyses toxicologiques de produits chimiques dépendent actuellement de rats de laboratoire.

Le problème, c’est que les scientifiques ignorent comment l’IA arrive à ces résultats très proches de la réalité.

« Les autorités réglementaires sont très nerveuses à l’idée de confier les évaluations toxicologiques à une boîte noire, un programme dont on ignore le fonctionnement, dit M. Hartung. Quand on restreint l’IA pour mieux comprendre son raisonnement, on a paradoxalement une moins bonne précision dans les prédictions de toxicité. Pour le moment, nous travaillons à améliorer la performance des modèles d’IA dont on comprend le raisonnement. Si on y arrive, le problème est réglé. Mais si les algorithmes d’IA incompréhensibles continuent à être plus précis, il faudra peut-être décider dans quelles circonstances on les utilise. »

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L’UNIVERSITÉ JOHNS HOPKINS

Le toxicologue Thomas Hartung

L’Australie est le seul pays qui a autorisé certains outils d’évaluation toxicologique utilisant l’IA, selon M. Hartung. « Mais il est inévitable que l’IA remplacera les techniques actuelles. On utilise des procédures introduites quand j’étais bébé, qui n’ont pratiquement pas changé depuis. Et beaucoup de gens sont mal à l’aise avec les tests sur les animaux. » M. Hartung dirige à Johns Hopkins le Centre d’alternatives aux tests sur les animaux.

Reproductibilité

Les analyses toxicologiques des nouvelles substances sont actuellement faites en exposant des rats de laboratoire. « On divise ensuite le seuil de toxicité chez le rat par 10, 100 ou 1000 », explique Alexandra Maertens, une collègue de M. Hartung à Johns Hopkins qui faisait une présentation sur la « toxicologie verte ».

« Souvent, les résultats sont impossibles à reproduire, on obtient des résultats différents quand on refait l’expérience sur d’autres rats. En tout et pour tout, on n’a qu’une dizaine ou quelques centaines de données. »

L’IA permettra de faire passer l’analyse toxicologique dans une « ère de données ».

« On est par exemple incapables de quantifier le nombre d’années de vie perdues à cause des effets sur la santé d’une substance, sauf pour ce qui est de la pollution atmosphérique, dit Mme Maertens. C’est inacceptable. En combinant les résultats des analyses en éprouvettes à ce que l’on sait de la similitude physicochimique entre différentes molécules, l’IA va arriver à des analyses extrêmement précises de la toxicité des nouvelles molécules. Ça ne va pas seulement protéger la santé de la population, ça va aussi aider l’industrie chimique à abandonner rapidement le travail sur des molécules problématiques, et à ne pas être ciblée par des campagnes de dénigrement non fondées sur la science. »

PHOTO TIRÉE DU COMPTE LINKEDIN D’ALEXANDRA MAERTENS

Alexandra Maertens, de l’Université Johns Hopkins

Mme Maertens a décrit un élément essentiel de la toxicologie verte : l’exposome. Il s’agit d’utiliser la biologie génétique, des protéines et du métabolisme, entre autres, pour prédire les conséquences tout au long de la vie de l’exposition à un produit chimique. « On fait semblant actuellement que, mis à part pour les femmes enceintes et les enfants, l’effet d’une molécule est constant tout au long de la vie. L’IA va permettre de tenir compte de cette complexité de la toxicologie humaine. »

La toxicologue de Baltimore donne l’exemple de l’autisme. « Est-ce que l’augmentation de la prévalence de l’autisme est liée à la prolifération des produits chimiques ? On ne le sait pas, mais c’est possible. Un millier de portions de gènes ont été liées à l’autisme. Beaucoup d’entre elles sont sur le chromosome 6, qui comprend beaucoup de gènes liés à l’immunité. On commence à comprendre que certains troubles de développement ont une composante immunitaire. C’est beaucoup trop compliqué pour étudier ça chez le rat. »

Craintes liées au terrorisme

Durant la période de questions, un biologiste qui fabrique des protéines à l’aide de l’IA a soulevé la possibilité que les bases de données toxicologiques qui seront nécessaires pour les analyses par IA soient utilisées à mauvais escient.

En 2022, des chercheurs d’une firme pharmaceutique de Caroline du Nord ont démontré dans la revue Nature Machine Intelligence qu’un logiciel aidant à réduire la toxicité de nouveaux médicaments peut être utilisé pour créer des armes chimiques.

« Je pense qu’on passe trop de temps à s’inquiéter de la création d’armes chimiques, a répondu Mme Maertens. Il est beaucoup plus probable que nos ennemis choisiront plutôt de corrompre nos bases de données pour compromettre les analyses toxicologiques, en introduisant de fausses données. On pourrait aussi craindre des campagnes de peur. La désinformation à propos de la sécurité des vaccins a eu des effets très négatifs. Et certains sont encore affectés par les rumeurs que le sida n’était pas causé par un virus. »

D’’autres nouvelles scientifiques de l'AAAS

La Lune et le plancton

PHOTO WIKIMEDIA COMMONS

Les migrations nocturnes de plancton sont moins importantes par pleine lune.

La nuit, les poissons et le zooplancton qui vivent dans la zone mésopélagique, entre 200 et 1000 mètres, migrent vers la surface. Ce phénomène, décrit pour la première fois il y a 200 ans par le biologiste français Georges Cuvier, intrigue les chercheurs. Un nouveau jalon a été posé dans sa compréhension par des chercheurs du collège Eckerd en Floride : lors de la pleine lune, la migration est moins importante, probablement parce que la menace des prédateurs est plus importante à cause de la luminosité. Cette découverte, dévoilée à la réunion de l’AAAS, pourrait avoir des implications sur les pêcheries et la compréhension de la séquestration du carbone par les océans.

Les yeux des femmes et des hommes

PHOTO WIKIMEDIA COMMONS

La zone du cerveau qui analyse les informations visuelles est différente chez les hommes et les femmes

La zone du cerveau qui gère l’information visuelle est différente chez les hommes et les femmes. Cela explique pourquoi les hommes détectent mieux les mouvements rapides et les femmes distinguent mieux les couleurs. Des chercheurs de l’Université McMaster, en Ontario, ont annoncé à la réunion de l’AAAS que la plus grande partie de ces différences apparaissent en bas âge. Cela signifie que le développement cognitif et social des garçons et des filles est influencé par ces différences neurologiques.

Les raisons des erreurs judiciaires

PHOTO CHRIS YOUNG, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le cas de David Milgaard est l’une des erreurs judiciaires les plus connues au Canada.

La presque totalité des erreurs judiciaires est en partie attribuable à des problèmes de la police scientifique (forensics), selon une étude de l’Institut national de la justice du gouvernement américain, dévoilée à la réunion de l’AAAS. Sur 732 cas d’erreurs judiciaires révélées par le Innocence Project aux États-Unis, seulement 97 n’avaient pas d’erreur de la police scientifique. Des erreurs dans les analyses sanguines et de cheveux étaient les plus fréquentes. Dans ce dernier cas, les erreurs étaient dues à des standards moins rigoureux que maintenant. Détail important, près de la moitié des empreintes digitales étaient erronées, parce que le technicien n’avait pas la formation adéquate.

En savoir plus
  • 140 000
    Nombre de produits chimiques introduits depuis les années 1950
    SOURCE : Université George Washington
    15 %
    Proportion des produits chimiques qui ont des données toxicologiques sur la santé humaine
    SOURCE : Université George Washington
  • 4 milliards US
    Somme dépensée chaque année en tests sur les animaux dans le monde
    Source : université johnS hopkins