De vastes étendues de l’Amérique sont dominées par le maïs, soit près de 100 millions d’hectares, de l’Ohio aux Dakotas. Ce qui était autrefois une forêt ou une prairie ouverte produit aujourd’hui le maïs qui nourrit les gens, le bétail et, lorsqu’il est transformé en éthanol, les voitures.

Aujourd’hui, les compagnies aériennes du pays veulent elles aussi alimenter leurs avions avec du maïs.

Leurs objectifs ambitieux nécessiteraient probablement de doubler la production d’éthanol, ce qui, selon les compagnies aériennes, réduirait leurs émissions de gaz à effet de serre. Si elles y parviennent, cela pourrait transformer une fois de plus la Corn Belt américaine, en stimulant les agriculteurs et les producteurs d’éthanol, mais aussi en risquant d’endommager davantage l’une des ressources les plus importantes du pays : les eaux souterraines.

Le maïs est une culture gourmande en eau et la production d’un seul gallon d’éthanol peut nécessiter des centaines de litres. Mais alors que les compagnies aériennes adoptent l’idée de l’éthanol, incitant les lobbyistes des fabricants d’éthanol et des producteurs de maïs à faire pression pour obtenir des crédits d’impôt pour les énergies propres à Washington, les aquifères vitaux sont aux prises avec de sérieux risques.

« Nous sommes sur le point d’augmenter massivement notre consommation d’eau sans vraiment savoir à quel point nos aquifères sont sensibles », a déclaré Jeffrey Broberg, qui se préoccupe des eaux souterraines dans le Minnesota, l’un des principaux États producteurs de maïs, où il est consultant en matière d’utilisation de l’eau et fondateur de l’Organisation des propriétaires de puits du Minnesota (Minnesota Well Owners Organization).

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Le maïs est une culture gourmande en eau et la production d’un seul gallon d’éthanol peut nécessiter des centaines de litres.

Cette année, United Airlines a signé un accord avec une entreprise d’éthanol du Nebraska pour acheter suffisamment de carburant d’aviation durable, comme on appelle ce biocarburant, pour alimenter 50 000 vols par an. En août, Delta a annoncé son intention de créer une plate-forme de carburant durable dans le Minnesota, un des principaux États producteurs de maïs.

Notez bien que dans les 20 prochaines années, les agriculteurs fourniront 95 % du carburant durable utilisé par les compagnies aériennes.

Le président des États-Unis, Joe Biden, en juillet dernier

Une enquête du New York Times a révélé cette année que les nappes phréatiques s’épuisent dangereusement dans tout le pays, en grande partie à cause de la surexploitation agricole. Alors que le changement climatique rend les précipitations moins fiables et intensifie les sécheresses, la demande croissante d’éthanol pourrait exercer une pression encore plus forte sur les aquifères fragiles des États-Unis pour les utiliser à des fins d’irrigation.

Il s’agit là d’un exemple frappant des compromis qui peuvent survenir lorsque le monde tente de s’éloigner des combustibles fossiles. D’autres sources d’énergie peuvent avoir leur propre coût environnemental, qu’il s’agisse d’extraire les minéraux et les métaux nécessaires à la fabrication de nouvelles batteries de voiture ou de solliciter les réserves d’eau souterraine pour produire de l’éthanol.

L’irrigation en forte augmentation

Les agriculteurs peuvent encore compter sur la pluie dans la plupart des régions productrices de maïs, mais ailleurs, l’irrigation est en plein essor, en raison de la menace climatique et de la recherche de rendements plus fiables.

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Entre 1964 et 2017, les surfaces irriguées pour le maïs ont augmenté de près de 500 %, et la pression sur les eaux souterraines se fait sentir dans certaines régions.

Entre 1964 et 2017, les surfaces irriguées pour le maïs ont augmenté de près de 500 %, et la pression sur les eaux souterraines se fait sentir dans certaines régions, en particulier là où les aquifères souterrains mettent longtemps à se remplir une fois qu’ils sont épuisés. Dans certaines zones de l’ouest et du sud-ouest du Nebraska, le niveau des aquifères a baissé en raison de l’irrigation, ce qui a incité les autorités locales à en restreindre l’utilisation.

Au Kansas, des rapports antérieurs du ministère de l’Agriculture sur la culture du maïs ont noté que « l’épuisement constant des sources d’eau souterraine pour l’irrigation continue de représenter une menace pour les agriculteurs ».

Les autorités du Kansas affirment que les améliorations apportées à l’irrigation et à d’autres technologies aideront les agriculteurs à poursuivre la culture du maïs.

Dans certaines régions du Minnesota, les sols sablonneux ont besoin d’être irrigués pour produire des rendements élevés. Le creusement de puits et l’installation de systèmes d’irrigation coûtent cher, mais les prix plus élevés du maïs font que l’investissement en vaut la peine, a déclaré Jake Wildman, agriculteur des environs de Glenwood, dans le Minnesota, les mains gercées et brunies par une journée passée à charger du maïs fraîchement récolté dans des camions de 18 roues.

« Je peux dire en toute confiance que sans irrigation, il n’y aurait pas de maïs dans cette ferme », a affirmé M. Wildman, qui est président de l’association des irrigants de l’État. « Et le marché nous dit de produire du maïs. On peut donc dire que le marché nous dit aussi d’irriguer. »

Plus respectueux du climat ?

Le ministère de l’Énergie, qui élabore les règles permettant aux biocarburants d’être considérés comme des carburants durables pour l’aviation, a indiqué dans un communiqué que « l’utilisation de l’eau est un élément essentiel du débat sur la durabilité des bioénergies ».

Il a fait référence à une étude de 2016 du ministère qui a conclu que les États-Unis pourraient réduire de manière significative la pression sur les aquifères en détournant la production de biocarburants des cultures à forte consommation d’eau comme le maïs, et en choisissant plutôt des cultures qui ne nécessitent pas d’irrigation, comme divers types de paille, d’herbes et d’arbres.

Aujourd’hui, près de 40 % de la récolte américaine de maïs est transformée en éthanol, contre environ 10 % au milieu des années 2000. Cette évolution s’explique en grande partie par l’obligation imposée par le gouvernement depuis 2005 de mélanger l’essence avec des quantités minimales de carburant renouvelable.

Après l’entrée en vigueur de ce mandat, l’utilisation des eaux souterraines a bondi dans certains endroits en raison de la montée en flèche des prix du maïs. Les agriculteurs ont ajouté des millions d’hectares en passant au maïs ou en l’intégrant à leurs cultures biennales.

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De vastes étendues de l'Amérique sont dominées par le maïs, soit près de 100 millions d'acres, de l'Ohio aux Dakotas.

Des études scientifiques ont longtemps mis en doute le fait que l’éthanol produit à partir de maïs soit plus respectueux du climat que les combustibles fossiles. Entre autres choses, le maïs nécessite une énorme superficie de terre et absorbe relativement peu de dioxyde de carbone de l’atmosphère pendant sa croissance. La plantation, la fertilisation, l’arrosage, la récolte, le transport et la distillation du maïs en éthanol nécessitent tous de l’énergie, dont la majeure partie provient actuellement des combustibles fossiles.

L’avion, un moyen de transport polluant

La course à l’éthanol pour les avions à réaction intervient alors que les voyages aériens se développent rapidement dans le monde entier, ce qui accroît la pression environnementale sur l’industrie du transport aérien.

L’avion est l’un des moyens de transport les plus polluants : si l’aviation commerciale mondiale était un pays, elle se classerait au sixième rang des pollueurs, entre le Japon et l’Allemagne, selon une estimation. L’aviation produit environ 2,5 % des émissions totales de carbone dans le monde, un chiffre qui, selon les experts, devrait tripler d’ici à 2050. À l’heure actuelle, rien qu’aux États-Unis, plus de 45 000 vols ont lieu chaque jour.

Mais il existe peu d’options pour alimenter les avions sans recourir aux combustibles fossiles. L’éthanol, selon ses défenseurs, est la meilleure solution pour réduire les émissions de gaz à effet de serre de l’aviation.

Les agriculteurs font valoir que l’agriculture est devenue beaucoup plus efficace – et qu’elle continuera de l’être – et qu’elle ne nécessitera pas nécessairement d’énormes quantités d’eau supplémentaires. Les fabricants d’éthanol affirment également que l’industrie est devenue plus propre au fil des ans et que les incitations gouvernementales seraient encore plus utiles.

Les compagnies aériennes affirment que les options de carburant renouvelable qui existent aujourd’hui pour alimenter les avions sont trop coûteuses et les obligeraient à augmenter le prix des billets si elles étaient rendues obligatoires. L’ajout d’éthanol dans le mélange, selon elles, réduirait considérablement ces coûts et leur permettrait de commencer plus rapidement à mélanger des énergies renouvelables dans le carburéacteur.

Todd Becker, PDG de Green Plains, établi à Omaha (Nebraska), l’un des plus grands producteurs d’éthanol du pays et partenaire de la coentreprise de United, a qualifié l’éthanol pour les avions à réaction de « prochaine révolution des énergies renouvelables ».

Faibles précipitations

L’éthanol est produit dans plus de 170 distilleries industrielles qui parsèment aujourd’hui le pays du maïs en Amérique. Ces distilleries exigent un approvisionnement prévisible en maïs, ce qui oblige les agriculteurs à produire à temps et selon les besoins.

Pour les agriculteurs, un approvisionnement en eau régulier est essentiel pour obtenir des rendements constants, mais de grandes parties de la Corn Belt manquent de précipitations fiables.

Dans ces régions, notamment dans certaines parties du Nebraska et du Minnesota, les agriculteurs utilisent souvent des puits d’irrigation puissants qui puisent dans les nappes phréatiques.

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L’agriculteur Roy Stoltenberg, 72 ans, affirme qu’au Nebraska, « il peut se passer des semaines sans qu’il pleuve ».

La pression exercée sur les agriculteurs pour qu’ils irriguent est d’autant plus forte : le réchauffement climatique signifie que les conditions météorologiques plus sèches, historiquement concentrées dans les États de l’Ouest, se déplacent vers l’est, plus profondément dans la Corn Belt.

L’essor du marché de l’éthanol a permis à des personnes comme Roy Stoltenberg, un agriculteur de 72 ans de la communauté de Cairo, dans le centre du Nebraska, d’augmenter leurs revenus et d’avoir le sentiment d’avoir contribué à réduire la dépendance de l’Amérique à l’égard des combustibles fossiles. « Cela a apporté un nombre considérable d’emplois dans la région, dit-il. La valeur de nos terres s’en trouve augmentée.

« Je n’y vois aucun inconvénient », affirme M. Stoltenberg.

En 49 ans d’activité agricole, M. Stoltenberg a surmonté une crise économique qui a anéanti les exploitations voisines, a vu le coût des engrais grimper en flèche et a fait face à six années de récoltes automnales si chaudes et si sèches qu’il n’a même pas eu besoin de porter de combinaisons dans ses champs de maïs. Ses années de ventes lucratives à une usine d’éthanol voisine permettent à son fils, John, de continuer à travailler la terre.

Sur ses 1600 hectares, Roy Stoltenberg arrose ses champs avec de l’eau pompée dans 21 puits.

Il y a quelques saisons, après qu’un puits a craché du sable, les ouvriers ont dû creuser 80 pieds de plus pour atteindre plus d’eau, si profondément qu’ils ont trouvé des coquillages, preuves de l’océan qui recouvrait autrefois cet État des plaines.

« Ici, dans le centre du Nebraska, il peut se passer des semaines sans qu’il pleuve », explique-t-il. Tout ce qui aurait pu être irrigué l’a été.

« Nous avons besoin de pluie »

Au moins une entreprise qui devrait fabriquer de l’éthanol pour moteurs à réaction a déclaré qu’elle privilégierait le maïs cultivé uniquement avec de l’eau de pluie. Mais il n’est pas certain que les affirmations de l’industrie agricole selon lesquelles les améliorations apportées aux semences, aux engrais et aux pratiques d’irrigation suffiront à accroître sensiblement la production de maïs sans nécessiter davantage d’eau.

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« Les terres sont limitées et nous les utilisons déjà », a tancé le président de l’Union des agriculteurs du Nebraska, John Hansen.

La demande de nouveaux biocarburants ne devrait pas être satisfaite uniquement par le maïs. Les algues, le fumier et l’huile de cuisson (que certaines compagnies aériennes utilisent déjà en petites quantités) pourraient également constituer des sources de carburant pour avions.

Mais les experts affirment que les objectifs ambitieux du gouvernement – 35 milliards de gallons par an de carburant d’aviation durable, toutes sources confondues, d’ici le milieu du siècle – nécessitent ce qui est essentiellement des cultures énergétiques exclusives, en particulier le maïs.

Pour être considéré comme un carburant d’aviation durable dans le cadre du programme de crédit d’impôt de M. Biden, le carburant devrait être produit dans le respect du climat, par exemple en utilisant des énergies renouvelables pour la récolte, la fabrication ou le transport.

Pour répondre à la nouvelle demande, certains acteurs de l’industrie de l’éthanol soulignent également qu’une plus grande partie du maïs américain pourrait être détournée d’autres usages pour en faire du carburant. « Dans ce pays, nous avons 9 milliards de boisseaux de maïs par an qui ne sont pas utilisés pour l’éthanol », a signalé Chad Friese, directeur général de Chippewa Valley Ethanol Co. à Benson, dans le Minnesota. « Nous pourrions en utiliser moins pour l’alimentation, qu’il s’agisse d’animaux ou d’êtres humains. Je ne dis pas qu’il faut le faire, je dis simplement que c’est une option. »

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Chippewa Valley Ethanol Company à Benson, dans le Minnesota.

Les représentants de l’industrie affirment également que les craintes de voir les aquifères endommagés pour répondre à la nouvelle demande sont exagérées, car le maïs est devenu de plus en plus économe en eau grâce à de nouvelles méthodes d’irrigation et à de nouveaux types de semences et d’engrais. Ces améliorations permettent également d’augmenter les rendements, disent-ils, ce qui réduit la nécessité de convertir davantage de terres cultivées en maïs.

« Les terres sont limitées et nous les utilisons déjà », a déclaré John Hansen, président de l’Union des agriculteurs du Nebraska (Nebraska Farmers Union). « L’Ouest a été colonisé. C’est ce que l’on dit. »

Dans la ferme de la famille Stoltenberg, située dans la petite ville de Cairo, l’aîné des Stoltenberg, âgé de 72 ans, se réjouit de l’appétit des compagnies aériennes pour le maïs. Sa ferme est entourée de trois usines d’éthanol facilement accessibles en voiture.

Après avoir été aux prises avec le déclin de l’aquifère, les régulateurs locaux ont limité le nombre de nouveaux puits dans la région. Mais M. Stoltenberg pense que les progrès de la technologie des semences permettront de répondre à la demande sans augmenter le nombre d’hectares de maïs. Bien que la famille ne puisse pas creuser de nouveau puits, les Stoltenberg n’ont pour l’instant aucune limite quant à la quantité d’eau souterraine qu’ils peuvent pomper.

Un après-midi récemment, les Stoltenberg se sont assis autour de la table de la salle à manger et ont parlé des derniers étés chauds et secs.

« Mais c’est l’agriculture. On ne peut rien faire contre le temps », déclare John, fils de M. Stoltenberg, la prochaine génération à exploiter la propriété de la famille. « Cette année, nous avions des puits qui ne pompaient pas autant que par le passé. Mais nous avons eu deux années sèches, alors ils ont fonctionné à plein régime. »

Sa mère, Mary, soupire : « Nous avons besoin de pluie. »

Cet article a été publié à l’origine dans le New York Times.

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