Ce sont des passionnés de grognements, de couinements et de bourdonnements. Ils partent en nature, capter les mélodies des écosystèmes. Dans leurs oreilles : la trame sonore de la biodiversité en déclin.

« Lorsque j’étais aux études, une copine m’a prêté un dictaphone pour un travail, raconte Noémie Delaloye. Et au lieu de faire mon travail, je suis allée enregistrer des bruits d’oiseaux. J’ai tellement aimé ça. C’est là que tout a commencé. »

Depuis 20 ans, la Genevoise enregistre les symphonies du vivant partout où elle va. Chorale de mouettes tridactyles au nord de la Norvège. Concerto de grenouilles rieuses en plein cœur d’un marais espagnol. Nocturne de libellules dans le parc de Portneuf au Québec.

PHOTO FOURNIE PAR GAËTAN DELALOYE

L’audio-naturaliste Noémie Delaloye

Noémie Delaloye fait partie de la communauté des audio-naturalistes. Ces amoureux de la nature explorent les écosystèmes, microphone à la main, casque d’écoute aux oreilles.

Leur travail a permis la création d’une sonothèque au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) de Paris. Mise à la disposition des chercheurs et du grand public, cette bibliothèque sonore rassemble 24 000 enregistrements d’espèces animales captés à travers le monde. Des traces uniques de la biodiversité présente et passée.

PHOTO FOURNIE PAR JÉRÔME SUEUR

Jérôme Sueur, chercheur au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) de Paris

Cette sonothèque, c’est un témoignage de la présence de certaines espèces à un temps donné et dans un lieu donné. On prend ces enregistrements comme on prendrait des photos, pour se souvenir des paysages sonores.

Jérôme Sueur, chercheur au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)

Entendre les changements climatiques

Jérôme Sueur est l’un des pionniers de l’éco-acoustique, l’étude de l’évolution de la biodiversité à partir des sons de la nature. « À l’occasion d’un colloque, j’ai rencontré une collègue qui travaillait sur l’estimation de la biodiversité par des outils mathématiques, relate-t-il. On a mis nos compétences en commun et créé des indices acoustiques pour estimer le niveau de biodiversité. »

Ces indices permettent d’évaluer les effets des changements climatiques sur la faune. Avec la disparition d’espèces, plusieurs écosystèmes perdent en diversité acoustique. Et dans certains milieux, la nature se tait peu à peu.

PHOTO ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

En Australie, on estime que 91 % de la Grande Barrière de corail a subi un blanchiment.

Le blanchiment des récifs coralliens, par exemple, induit tout un appauvrissement sonore, parce qu’il n’y a plus d’arthropodes, de crustacés et de poissons présents pour faire du son.

Jérôme Sueur, chercheur au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)

Pour suivre les transformations de paysages sonores, l’éco-acousticien et son équipe ont posé des enregistreurs automatiques dans certaines forêts françaises. Les machines captent une minute de son tous les quarts d’heure, depuis quatre ans.

Les chercheurs travaillent sur un défi de taille : identifier, pour chaque enregistrement, toutes les espèces en présence. « C’est compliqué parce qu’on a une masse sonore où tout le monde parle en même temps : oiseaux, amphibiens, insectes… », explique Jérôme Sueur.

C’est là qu’intervient l’intelligence artificielle. À l’aide de fichiers de la sonothèque, l’équipe entraîne des algorithmes à reconnaître les différents cris d’animaux.

Des sons pollués

Les paysages sonores jouent un rôle clé dans les écosystèmes. En témoigne la variété des attributs permettant aux animaux d’entendre.

PHOTO FOURNIE PAR RAPHAËL PROULX

Raphaël Proulx, professeur au département des sciences de l’environnement à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR)

On peut penser aux gerboises, les petits rongeurs des déserts qui ont des oreilles aussi longues que leur corps, aux baleines, qui entendent avec leurs mâchoires, ou encore aux insectes chanteurs, qui ont le tympan sur la jambe. Le son doit être très important chez les animaux en termes d’évolution pour avoir mené à cette fascinante diversité d’adaptations.

Raphaël Proulx, professeur au département des sciences de l’environnement à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR)

Mais ces paysages sont aujourd’hui envahis par l’empreinte humaine. Noémie Delaloye s’inquiète de la pollution sonore de plus en plus flagrante dans ses enregistrements. « On sent qu’il y a une pression humaine qui augmente, déplore-t-elle. Il y a de plus en plus d’avions, de véhicules, d’entreprises qui dégagent du bruit. Et beaucoup plus de zones de loisirs avec des haut-parleurs qui [diffusent] de la musique en pleine montagne. »

Raphaël Proulx travaille à mieux comprendre les effets encore peu documentés de cette pollution acoustique chez les animaux. Il étudie notamment comment des poissons fuient certains environnements en raison du bruit des moteurs de bateaux. D’autres recherches montrent que ces bruits nuisent à l’écholocalisation des baleines et des dauphins, essentielle à leur survie.

« Comme l’humain n’est pas sous l’eau au quotidien pour en témoigner, c’est l’un des derniers endroits où l’on n’avait pas réalisé la quantité de pollution sonore que l’on faisait, estime le professeur de l’UQTR. Et cette pollution est très peu réglementée. Nous espérons que nos travaux mèneront à des lignes directrices plus adaptées. »

Sensibles de nature

En plus de leur utilité dans le monde de la recherche, les sons de la nature ont de nombreux bienfaits chez l’humain, selon une étude publiée en 2021 dans la revue PNAS : baisse du stress, diminution des douleurs, amélioration des performances cognitives…

« Les gens sont sensibles à ces paysages sonores, soutient Jérôme Sueur. Et seulement avec des sons, on peut en communiquer beaucoup sur la qualité et la beauté des milieux naturels. »

L’un des objectifs de l’audio-naturalisme est de se servir de cette sensibilité du grand public aux symphonies de la faune pour conscientiser aux enjeux entourant la biodiversité. « Lorsqu’une forêt est mal gérée, ou lorsqu’elle est coupée et remplacée par des plantations, on perd aussi énormément d’un point de vue acoustique », souligne le chercheur du MNHN.

Dans le cas de Noémie Delaloye, cette conscientisation du public passe par des formations offertes, des camps pour les jeunes et des CD de ses enregistrements permettant d’apprendre à reconnaître différentes espèces.

La lutte de l’audio-naturaliste contre le déclin de la biodiversité peut prendre des allures de David contre Goliath. « Mais je me dis qu’au moins, si tout le monde était sensibilisé, peut-être qu’il y aurait des décisions moins bêtes qui seraient prises », conclut-elle.

Consultez l’étude publiée en 2021 dans la revue PNAS (en anglais)
En savoir plus
  • 1 million
    Nombre d’espèces animales et végétales sur Terre menacées d’extinction, sur un total de 8 millions répertoriées.
    Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES)
    25 %
    Proportion de la vie marine qui dépend des récifs de corail
    Agence de protection de l’environnement des États-Unis
  • Plus de 200 % par décennie
    Augmentation de l’intensité du son dans les océans causé par le trafic maritime entre 1950 et 2007
    « Noiseonomics : The relationship between ambient noise levels in the sea and global economic trends », dans la revue Nature
    28 %
    Diminution du niveau de stress et de désagrément chez l’humain lors d’une exposition à des sons de la nature
    « A synthesis of health benefits of natural sounds and their distribution in national parks », dans la revue PNAS