Les données officielles sur les cas de féminicides manquent à l’appel partout dans le monde. Des militants ont décidé de prendre les choses en main.

Le 6 septembre 2022. Au petit matin, une femme est poignardée chez elle par son partenaire en Uruguay. Le cinquième féminicide en un mois dans le pays.

Pour Helena Suárez Val, doctorante spécialisée en féminicides et militantisme numérique à l’Université de Warwick, c’est une tragédie de trop. De son domicile en Uruguay, elle scrute toutes les publications liées à l’évènement sur le web. Elle classe les informations dans un tableau. Nom de la femme : Salomé. Âge : 38 ans. Lieu : quartier de Talar, dans la ville de Pando. Catégorie : meurtre de femme trans. Etc.

Cet exercice est le quotidien de la chercheuse depuis 2015. Helena Suárez Val est derrière le projet Feminicidio Uruguay, visant à pallier le manque de données officielles sur les féminicides dans son pays. Chaque jour, elle parcourt les journaux locaux et les réseaux sociaux, à la recherche de nouveaux cas rapportés. « La collecte de ces données est vraiment triste et frustrante, dit-elle en anglais. Mais en même temps, c’est une manière de sentir que je fais quelque chose. »

  • Membres du groupe Collages Féminicides Paris, en août 2020, devant un mur sur lequel ils ont inscrit les noms de centaines de femmes tuées au cours de l’année précédente.

    PHOTO CHRISTOPHE ARCHAMBAULT, AGENCE FRANCE-PRESSE

    Membres du groupe Collages Féminicides Paris, en août 2020, devant un mur sur lequel ils ont inscrit les noms de centaines de femmes tuées au cours de l’année précédente.

  • Manifestation, en mars 2021, contre la violence faite aux femmes à Ciudad Juarez, au Mexique. Sur la croix, des photos de victimes de féminicides et une inscription  : « Pas une de plus ».

    PHOTO MAHE ELIPE, ARCHIVES REUTERS

    Manifestation, en mars 2021, contre la violence faite aux femmes à Ciudad Juarez, au Mexique. Sur la croix, des photos de victimes de féminicides et une inscription  : « Pas une de plus ».

  • Manifestation contre la violence faite aux femmes à Guadalajara, au Mexique, en 2020

    PHOTO ULISES RUIZ, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

    Manifestation contre la violence faite aux femmes à Guadalajara, au Mexique, en 2020

  • Manifestation à Quito, en Équateur, la semaine dernière, à la suite du meurtre de María Belén Bernal, une avocate réputée de 34 ans. Son mari, un lieutenant dans l’armée équatorienne, est le principal suspect.

    PHOTO RODRIGO BUENDIA, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

    Manifestation à Quito, en Équateur, la semaine dernière, à la suite du meurtre de María Belén Bernal, une avocate réputée de 34 ans. Son mari, un lieutenant dans l’armée équatorienne, est le principal suspect.

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Des centaines d’initiatives comme celle d’Helena Suárez Val ont pris vie au cours des dernières années, en réponse à l’inaction des gouvernements : Women Count USA aux États-Unis, Féminicides par compagnons ou ex en France, Femicid.net en Russie… À partir des nouvelles locales ou des documents judiciaires et policiers, ces militants recensent et analysent les cas de féminicides de leur pays.

  • Campagne de sensibilisation à Medellín : des photos de victimes de féminicides exposées dans les rues de la ville colombienne en 2020.

    PHOTO JOAQUIN SARMIENTO, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

    Campagne de sensibilisation à Medellín : des photos de victimes de féminicides exposées dans les rues de la ville colombienne en 2020.

  • Manifestation contre la violence faite aux femmes à l’occasion de la Journée internationale des femmes, à San Salvador, en mars 2021

    PHOTO JESSICAA ORELLANA, ARCHIVES REUTERS

    Manifestation contre la violence faite aux femmes à l’occasion de la Journée internationale des femmes, à San Salvador, en mars 2021

  • Toujours en mars 2021 : manifestation contre la violence faite aux femmes à Ciudad Juarez, au Mexique. Sur la croix, des photos de victimes et une inscription  : « Pas une de plus ».

    PHOTO MAHE ELIPE, ARCHIVES REUTERS

    Toujours en mars 2021 : manifestation contre la violence faite aux femmes à Ciudad Juarez, au Mexique. Sur la croix, des photos de victimes et une inscription  : « Pas une de plus ».

  • Les visages de victimes sur le bâtiment de la Commission mexicaine des droits de la personne, à Mexico

    PHOTO REBECCA BLACKWELL, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

    Les visages de victimes sur le bâtiment de la Commission mexicaine des droits de la personne, à Mexico

  • Membres du collectif Collages Féminicides Paris, en août 2020, devant un mur sur lequel ont été inscrits les noms de centaines de femmes tuées au cours de l’année précédente.

    PHOTO CHRISTOPHE ARCHAMBAULT, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

    Membres du collectif Collages Féminicides Paris, en août 2020, devant un mur sur lequel ont été inscrits les noms de centaines de femmes tuées au cours de l’année précédente.

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Pour des données canadiennes

Selon Myrna Dawson, professeure de sociologie à l’Université de Guelph, en Ontario, ce travail est nécessaire pour prévenir de nouveaux drames. Une documentation adéquate permet notamment de déterminer les facteurs susceptibles de mettre la vie de femmes et de filles à risque. « Le féminicide est un problème spécifique et nécessite des données, des recherches et des solutions spécifiques », souligne-t-elle.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L’UNIVERSITÉ GUELPH

Myrna Dawson, professeure de sociologie à l’Université de Guelph

Au Canada, « il n’y a pas de documentation officielle sur les féminicides, en grande partie parce qu’il n’y a pas non plus de reconnaissance officielle du féminicide en tant que problème social important dans le pays », déplore Myrna Dawson.

Une enquête de Statistique Canada recueille chaque année des renseignements sur les homicides dans la population. « Mais ces données déclarées par la police sont insuffisantes quand vient le temps de déterminer s’il s’agit d’un meurtre lié au sexe ou au genre, explique-t-elle. C’est en partie parce que les instruments de collecte de données ont été historiquement conçus pour étudier les homicides d’hommes par des hommes. »

En 2017, la professeure Dawson a créé l’Observatoire canadien du féminicide pour la justice et la responsabilisation (OCFJR) dans le but d’améliorer la documentation sur les féminicides et d’augmenter la sensibilisation par rapport à cet enjeu. Le dernier rapport #CallItFeminicide de l’Observatoire fait état de 173 femmes et filles tuées violemment au pays en 2021, soit près d’une tous les deux jours.

  • Marche contre les féminicides à Québec, en juin 2021

    PHOTO YAN DOUBLET, ARCHIVES LE SOLEIL

    Marche contre les féminicides à Québec, en juin 2021

  • Grande marche citoyenne à Montréal contre la violence conjugale et les féminicides en avril 2021

    PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

    Grande marche citoyenne à Montréal contre la violence conjugale et les féminicides en avril 2021

  • Grande marche citoyenne à Montréal contre la violence conjugale et les féminicides en avril 2021

    PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

    Grande marche citoyenne à Montréal contre la violence conjugale et les féminicides en avril 2021

  • Vigie en mémoire des victimes de féminicides au Québec en 2021.

    PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

    Vigie en mémoire des victimes de féminicides au Québec en 2021.

  • Vigie en mémoire des victimes de féminicides au Québec en 2021.

    PHOTO PATRICK SANFACON, LA PRESSE

    Vigie en mémoire des victimes de féminicides au Québec en 2021.

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Unies pour la cause

« Les données sont une façon d’attirer l’attention sur cet enjeu, mais aussi de se souvenir de ces femmes et de leur vie », souligne Helena Suárez Val.

Pour soutenir les initiatives qui en font la collecte, la chercheuse uruguayenne s’est entourée de deux autres militantes : Catherine D’Ignazio, directrice du Data+Feminism Lab au réputé Massachusetts Institute of Technology (MIT), et Silvana Fumega, responsable de la recherche et des politiques à l’Initiative latino-américaine pour les données ouvertes (ILDA). Ensemble, elles ont créé le projet Data Against Feminicide.

L’un des volets du projet : le développement de technologies basées sur l’intelligence artificielle. Un système d’alerte a été entraîné par apprentissage automatique à reconnaître tout article lié à un féminicide. Il dépouille les journaux locaux en continu et envoie des courriels à ses utilisateurs pour rapporter les derniers cas.

Depuis cette année, plusieurs groupes se servent du système d’alerte, notamment aux États-Unis et en Amérique latine. « Cet outil nous facilite la tâche, affirme Helena Suárez Val. Il réduit également notre exposition à la violence, car il filtre les articles liés aux homicides que nous aurons à lire. »

Mais plus encore, Data Against Feminicide a pour objectif de former une communauté internationale parmi les militants qui recueillent ces données. Les instigatrices du projet ont répertorié plus de 150 regroupements qui font ce travail dans le monde. Elles organisent des évènements pour leur donner l’occasion de se rencontrer et de faire partager leur savoir-faire.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L’UNIVERSITÉ DE WARWICK

Helena Suárez Val

« Il y a une effervescence, s’enthousiasme Helena Suárez Val. Plusieurs réseaux se créent parmi les militants. Notre projet participe à ce phénomène, et j’en suis fière. »

Tout un système à repenser

Malgré les succès du projet, beaucoup de travail reste à faire pour que la collecte de données officielles précises soit une priorité des gouvernements, insiste Myrna Dawson, de l’OCFJR. « Nous devons commencer à nous demander pourquoi ces données importantes pour la prévention du féminicide et de la violence masculine à l’égard des femmes et des filles ne sont pas collectées systématiquement, à l’heure actuelle », soutient-elle.

« Il y a encore plusieurs limites dans les législations, dans les ressources humaines travaillant avec les données et dans la reconnaissance de cet enjeu », renchérit Silvana Fumega. Mais la chercheuse de l’ILDA ne baisse pas les bras. Au sein de son organisme, elle travaille avec les gouvernements de plusieurs pays pour standardiser la documentation des féminicides.

« Peut-être qu’un jour, nous n’aurons plus besoin de recueillir ces données parce que ce ne sera plus un enjeu, se permet de rêver la chercheuse. C’est le but ultime du projet, être inutile ! J’aimerais vraiment être encore vivante à ce moment-là. »

En savoir plus
  • 23 %
    Augmentation du nombre de femmes et de filles tuées violemment au Canada entre 2019 et 2021
    source : Observatoire canadien du féminicide pour la justice et la responsabilisation
    46
    Nombre de féminicides par un partenaire intime recensés au Canada en 2021
    Source : Observatoire canadien du féminicide pour la justice et la responsabilisation
  • 26
    Nombre de meurtres de femmes et de filles impliquant un accusé de sexe masculin recensés au Québec en 2021
    Source : Observatoire canadien du féminicide pour la justice et la responsabilisation
    31
    Nombre de féminicides recensés en Uruguay en 2021
    Source : Feminicidio Uruguay