Après la météorite qui a sonné le glas des dinosaures, les humains seront-ils responsables de la 6e extinction de masse ? Depuis une quinzaine d’années, on parle de plus en plus de cette extinction causée par nos activités destructrices. Mais derrière les manchettes alarmantes couve un débat scientifique.

Le pionnier

Sommes-nous au milieu d’une 6e extinction ? C’est la question que posait en 2008, dans la revue PNAS, l’herpétologiste Vance Vredenburg, de l’Université d’État de San Francisco. « Je crois que nous étions parmi les premiers à utiliser ces mots, en tout cas dans une revue scientifique, dit aujourd’hui M. Vredenburg. Depuis, les preuves de la rapidité des extinctions actuelles ont continué à s’accumuler. Mais la question demeure irrésolue. »

PHOTO RICH PEDRONCELLI, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

L’herpétologiste Vance Vredenburg, de l’Université d’État de San Francisco

D’un côté, on a des extinctions de masse avec la disparition de plus de 75 % des espèces en quelques dizaines ou centaines de milliers d’années, explique le spécialiste des grenouilles. De l’autre, on a l’extinction de 10 % à 20 % des espèces en quelques siècles, donc beaucoup plus rapidement. « On peut considérer que cette rapidité est un signe d’un processus inéluctable, mais on n’a pas de preuves que les cinq extinctions de masse ont connu un début similaire. Personnellement, j’ajouterais que les avancées de la biologie synthétique et des programmes de conservation changent aussi la donne. »

M. Vredenburg donne en exemple l’augmentation de la population de plusieurs espèces de baleine, ainsi que l’amélioration, grâce à la biotechnologie, de la diversité génétique dans les populations de furets américains. « Si on abandonne nos efforts, on va avoir une 6extinction, dit le biologiste californien. Mais on peut probablement l’éviter. »

Le climat

Les changements climatiques sont, pour plusieurs, le point de bascule qui va rendre la 6e extinction inexorable. « Nous émettons 100 fois plus de CO2 que les volcans », note Elizabeth Kolbert, journaliste du New Yorker qui a publié en 2014 le livre La 6e extinction, chez Guy Saint-Jean Éditeur.

  • Elizabeth Kolbert, journaliste du New Yorker qui a publié en 2014 le livre La 6e extinction

    PHOTO TIRÉE DU SITE DU NEW YORKER

    Elizabeth Kolbert, journaliste du New Yorker qui a publié en 2014 le livre La 6e extinction

  • La 6e extinction

    IMAGE FOURNIE PAR GUY SAINT-JEAN ÉDITEUR

    La 6e extinction

  • Des poissons dans le désert

    IMAGE FOURNIE PAR BUCHET-CHASTEL

    Des poissons dans le désert

1/3
  •  
  •  
  •  

Mme Kolbert vient d’en publier la suite, Des poissons dans le désert, aux éditions Buchet-Chastel, qui porte sur une dizaine de programmes technologiques de protection de la biodiversité et de lutte contre les changements climatiques. « Nous avons pris le contrôle de la géologie et du cycle du carbone. L’impact humain actuel sur la biodiversité n’est qu’un aperçu de ce qui s’en vient. »

Michael Hannah, biologiste néo-zélandais qui vient de publier le livre Extinctions, chez Cambridge University Press, souligne qu’à chacune des cinq extinctions de masse que la planète a connues depuis 500 millions d’années, le climat s’est déréglé. « Il faut s’attaquer aux émissions de gaz à effet de serre pour plusieurs raisons, mais éviter une extinction de masse est l’une des plus importantes. »

Terre et mer

Pour le moment, la plupart des extinctions sont survenues sur la terre ferme, particulièrement dans des îles avec des espèces rares ne pouvant migrer. Or, les traces des cinq autres extinctions de masse ont été retrouvées dans les sédiments marins. Certains biologistes pensent donc qu’on ne peut parler de 6e extinction tant qu’on n’aura pas un signal de perte accélérée de biodiversité marine, selon Douglas McCauley, biologiste à l’Université de Californie à Santa Barbara, spécialiste de la protection des grands mammifères marins.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L’UNIVERSITÉ DE SANTA BARBARA

Douglas McCauley, biologiste à l’Université de Californie à Santa Barbara, spécialiste de la protection des grands mammifères marins

« D’autres pensent que les extinctions terrestres sont le canari dans la mine et annoncent ce qui s’en vient dans les mers. Honnêtement, il est trop tôt pour le dire, mais il y a plein de raisons de protéger la biodiversité marine. Il est aussi certain que si la planète se réchauffe beaucoup, les océans vont beaucoup changer et vont devenir plus acides, ce qui aura un effet sur des espèces à coquillages. » M. McCauley a publié en 2016 une étude comparant l’extinction marine actuelle à celle des cinq grandes extinctions. Elle montrait que contrairement aux cinq grandes extinctions, les espèces marines les plus touchées actuellement sont les plus grandes.

Espèces invasives

Une autre partie du débat porte sur les espèces invasives, plus nombreuses que jamais à cause des échanges commerciaux facilitant les transferts d’espèces et des changements climatiques. Ces espèces invasives causent souvent la disparition des espèces indigènes concurrentes. Mais certains biologistes avancent que dans plusieurs cas, elles sont mieux adaptées aux écosystèmes et les rendent donc plus forts. Et que de toute façon, il est possible de lutter contre des espèces invasives problématiques, comme la Nouvelle-Zélande le fait contre les rats.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE LA SORBONNE

Philippe Bouchet, biologiste à la Sorbonne

« Oui, on peut considérer qu’il y a un débat sur le plan de l’effet global des espèces invasives sur les écosystèmes, mais ça n’empêche pas qu’il faut s’en inquiéter », estime Philippe Bouchet, biologiste à la Sorbonne. Il vient de publier dans la revue Current Biology un réquisitoire en faveur de la reconnaissance du risque réel d’une 6e extinction. « Si je peux faire une comparaison, les linguistes déplorent la perte des langues marginales parlées par quelques centaines de personnes. Alors il faut lutter contre la disparition des espèces rares. » À tout le moins, selon M. Bouchet, il faut documenter la génétique du plus grand nombre d’espèces, un peu comme on fait de l’archéologie de sauvegarde pour documenter les sites qui seront détruits par la construction d’un barrage ou d’une autoroute. « Il faut archiver la biodiversité », dit M. Bouchet.

« Défaunation »

Même si on ne s’inquiète pas d’une 6e extinction, il faut s’alarmer de la « défaunation », un concept décrivant la perte d’une grande quantité d’individus d’une espèce. « On a une grande diminution de la bioabondance médiane des espèces », explique Alexander Lees, biologiste à l’Université métropolitaine de Manchester, qui lutte sur les forums scientifiques contre le « déni de l’extinction ».

PHOTO TIRÉE DU COMPTE TWITTER D’ALEXANDER LEES

Alexander Lees, biologiste à l’Université métropolitaine de Manchester

« On a beaucoup d’animaux sur terre, mais la plupart font partie d’espèces agricoles. Les populations d’insectes, par exemple, s’effondrent. On ne parle pas de risque d’extinction, mais il y a un problème de biodiversité fonctionnelle. Il faut un certain nombre d’individus pour qu’une espèce remplisse son rôle dans les écosystèmes. » Selon ce concept, on peut avoir une extinction de masse sans avoir la disparition totale de plusieurs espèces, parce que des « extinctions fonctionnelles » feront disparaître des écosystèmes entiers.

  • Michael Hannah, biologiste néo-zélandais qui vient de publier le livre Extinctions

    PHOTO TIRÉE DU SITE DE L’UNIVERSITÉ VICTORIA

    Michael Hannah, biologiste néo-zélandais qui vient de publier le livre Extinctions

  • Extinctions

    IMAGE FOURNIE PAR CAMBRIDGE UNIVERSITY PRESS

    Extinctions

1/2
  •  
  •  

L’histoire des extinctions

Michael Hannah, auteur du livre Extinctions, n’aime pas parler de 6e extinction, même s’il est convaincu qu’on se dirige vers une extinction de masse. « Oui, il y a eu cinq extinctions de masse, mais il y a aussi eu quatre autres extinctions avec la disparition de plus de la moitié des espèces, et une dizaine d’autres grandes extinctions. Chacune de ces 19 extinctions a changé le visage de la Terre plus que nous ne l’avons fait jusqu’à maintenant. Je ne pense pas qu’on peut se satisfaire d’être la 20e grande extinction plutôt que la 6e extinction de masse. »

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L’UNIVERSITÉ DE CHICAGO

Les paléontologues américains David Raup et Jack Sepkoski

Pour la petite histoire, les cinq extinctions de masse ont été identifiées dans les années 1970 et 1980 par les paléontologues américains David Raup et Jack Sepkoski. « Ils ont rassemblé toutes les données disponibles sur les fossiles pour montrer ces cinq pics dans le taux d’extinctions », explique Daniele Luigi Pinti, biologiste à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). « C’était à l’époque une entreprise énorme. »

PHOTO WIKIMEDIA COMMONS

L’anatomiste français Georges Cuvier

Aujourd’hui disparus, Raup et Sepkoski ont aussi lancé l’idée que de grandes extinctions surviennent tous les 26 millions d’années, peut-être à cause d’un cycle solaire inconnu. « Cette cyclicité des extinctions n’a vraiment pas été démontrée, mais des études ressortent sur le sujet régulièrement, je viens d’en voir une passer », dit M. Pinti. Le biologiste montréalais note que faute de fossiles, on ne sait pas quand ont eu lieu les extinctions de masse avant il y a 500 millions d’années. L’idée qu’une espèce peut disparaître a été proposée pour la première fois en 1796 par l’anatomiste français Georges Cuvier à propos des mammouths – à l’époque, on présumait qu’ils survivaient dans l’Ouest américain.

Les extinctions de masse au fil du temps

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L’UNIVERSITÉ HARVARD

Impression d’artiste de la vie avant l’extinction de masse de la fin de l’Ordovicien

Il y a 445 millions d’années : extinction de l’Ordovicien ; cause : variations importantes du niveau de la mer dues aux mouvements du supercontinent Gondwana ; 85 % des espèces disparaissent.

PHOTO TIRÉE DU SITE DU MUSÉE AMÉRICAIN D’HISTOIRE NATURELLE

Impression d’artiste de la vie avant l’extinction de masse de la fin du Dévonien

Il y a 370 millions d’années : extinction du Dévonien ; cause : chute brutale du taux d’oxygène dans les océans, peut-être due à une supernova ou à un volcanisme exacerbé ; 83 % des espèces disparaissent.

PHOTO TIRÉE DU SITE DU MUSÉE AMÉRICAIN D’HISTOIRE NATURELLE

Impression d’artiste de la vie avant l’extinction de masse de la fin du Permien

Il y a 252 millions d’années : extinction du Permien ; cause : augmentation des gaz à effet de serre due à du volcanisme ou à des astéroïdes ; 95 % des espèces disparaissent.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L’UNIVERSITÉ DE BERKELEY

Impression d’artiste de la vie avant l’extinction de masse de la fin du Trias

Il y a 201 millions d’années : extinction du Trias ; cause : astéroïdes et variations importantes du niveau de la mer dues aux mouvements du supercontinent Gondwana ; 80 % des espèces disparaissent.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L’UNIVERSITÉ HARVARD

Impression d’artiste du météorite qui a causé la fin des dinosaures il y a 66 millions d’années

Il y a 66 millions d’années : extinctions du Crétacé ; cause : astéroïde ayant suscité un volcanisme anormal (c’est la seule extinction de masse dont la cause soit à peu près certaine) ; 76 % des espèces disparaissent.

Source : Extinctions, de Michael Hannah, Cambridge University Press

En savoir plus
  • 50 millions d’années
    Délai nécessaire pour qu’apparaissent suffisamment de nouvelles espèces d’oiseaux pour compenser les espèces insulaires disparues à cause de la colonisation humaine
    SOURCE : Current Biology
  • De 100 à 1000 fois plus rapide
    Taux d’extinction actuel comparé au taux à long terme d’extinction
    SOURCE : Extinctions, de Michael Hannah, Cambridge University Press
  • 5 %
    Proportion de la disparition des espèces qui est due aux cinq extinctions de masse. Le reste des extinctions est attribuable aux quatorze autres grandes extinctions et aux extinctions normales.
    SOURCE : Extinctions, de Michael Hannah, Cambridge University Press