Depuis une dizaine d’années, des biologistes sud-africains, puis australiens, ont observé un comportement inusité des rorquals à bosse. Ils forment des « super-groupes » compacts pouvant atteindre 250 baleines, qui se nourrissent de bancs de poissons ou de zooplancton particulièrement riches. Il s’agit d’un nouveau jalon dans le rétablissement de cette espèce, autrefois menacée partout sur la planète.

Buffet à volonté

Plusieurs fois par semaine, alors qu’il se rend au travail durant les mois d’octobre et de novembre, Kenneth Lindsay voit des groupes compacts de dizaines de rorquals à bosse batifoler de la route qu’il emprunte en Afrique du Sud. « C’est un comportement qu’on n’avait jamais vu jusqu’à il y a une dizaine d’années », explique le biologiste de l’Université de technologie de la péninsule du Cap. « On me l’a signalé en 2014 et nous avons monté une expédition pour le constater. J’ai été le premier à décrire, en 2017, ces super-groupes de rorquals à bosse qui se nourrissent du même banc de krill [un zooplancton]. Depuis, nous avons compté jusqu’à 250 baleines dans le même super-groupe. Et ils sont de plus en plus fréquents et près des côtes. »

Ces super-groupes, qui restent habituellement de six à huit heures ensemble, se concentrent sur des bancs de krill très abondants à cause d’un phénomène océanique appelé « courant de Benguela » (upwelling). Il s’agit d’un courant d’eau froide riche en nutriments qui monte des profondeurs, parce que les eaux de surface sont poussées au large par le vent. Comme ces eaux profondes sont très claires, il y a également beaucoup de lumière, ce qui améliore la « productivité » du courant de Benguela.

Altruisme réciproque

Depuis la publication de M. Findlay en 2017 dans la revue PLOS One, les publications sur ce comportement exceptionnel se sont multipliées et des super-groupes ont été observés près de l’Australie. « Il semble que ce soit dû à la croissance de la population de rorquals à bosse », dit Dave Cade. Ce biologiste de l’Université Stanford a publié plus tôt cette année une étude sur la quantité de nourriture et les vocalisations émises par les rorquals à bosse dans ces super-groupes.

PHOTO FOURNIE PAR DAVID HURWITZ

Un garde-manger foisonnant de krill

Le rorqual à bosse est une espèce très fertile qui s’adapte facilement, alors il a beaucoup bénéficié de la fin de la chasse dans les années 1960. Il y avait probablement des super-groupes avant la chasse industrielle du XXsiècle, mais il n’y avait personne pour les observer.

Dave Cade, biologiste à l’Université Stanford

Les vocalisations enregistrées par M. Cade, qui diffèrent des chants nuptiaux des rorquals à bosse, servent probablement à attirer d’autres baleines, selon lui. « C’est un exemple d’une théorie controversée appelée altruisme réciproque, dit M. Cade. Ces bancs de krill sont si riches qu’ils sont pratiquement inépuisables, alors la présence d’autres rorquals à bosse n’est pas un problème. En signalant ces bancs à leurs congénères, les baleines s’assurent de pouvoir bénéficier un jour de ces signaux. » Un autre exemple d’altruisme réciproque est celui de l’alligator qui ne mange pas les oiseaux se nourrissant de parasites logés entre ses dents.

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Reproduction

PHOTO FOURNIE PAR DAVID HURWITZ

Rorqual à bosse

La prochaine étape des recherches sur les super-groupes portera sur l’âge des rorquals à bosse qui s’y trouvent. « Il n’y a pas d’animal en âge de se reproduire ni de bébés, fait valoir M. Findlay. Alors il se peut que ce soit simplement des juvéniles qui retardent leur départ pour l’Antarctique, où ils passent l’été pour profiter de la grande productivité des eaux. Il faut aussi voir si les mêmes individus forment les mêmes groupes. » Les populations de rorquals à bosse des océans de la planète sont relativement homogènes, ayant environ les mêmes pâturages en été et les mêmes pouponnières en hiver.

Les rorquals à bosse du golfe

PHOTO SIMON GIROUX, ARCHIVES LA PRESSE

Rorqual à bosse dans le Saint-Laurent

Des super-groupes similaires n’ont pas été observés dans le golfe du Saint-Laurent, selon Richard Sears, fondateur de la station de recherche des îles de Mingan. « On voit souvent des groupes de 20, 30 rorquals à bosse, mais pas aussi serrés que ce que décrit Findlay, dit M. Sears. Je me souviens par contre d’avoir vu en 2019, plus au large dans le golfe, un groupe de 70 à 80 rorquals à bosse. Alors, ils sont peut-être plus loin que ce qu’on peut voir de la rive. » Les spécialistes des rorquals à bosse peuvent les identifier grâce à des taches sur leurs nageoires, différentes d’un animal à l’autre. Les rorquals à bosse du golfe se reproduisent dans les Antilles.

L’orque, les cétacés et la transmission de la connaissance

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Une orque et son rejeton au large de la côte Ouest, dans le Pacifique

Cet été, un drame a secoué le monde des spécialistes des cétacés de l’État de Washington : la disparition de la « matriarche » d’une meute d’une trentaine d’orques, qui menacerait la survie de tout le groupe. C’est que la plus vieille femelle d’un groupe (pod) d’orques constitue la « mémoire organisationnelle » du groupe. « On s’intéresse de plus en plus à la transmission de la mémoire et des habitudes des populations de baleines », explique John Calambokidis, biologiste à l’Institut Cascadia Research, dans l’État de Washington. « Les orques ont des liens sociaux très étroits, mais les rorquals à bosse ne sont pas en reste : ils vont se nourrir l’été et se reproduire l’hiver dans les mêmes lieux que leur mère. »

En chiffres

PHOTO FOURNIE PAR DAVID HURWITZ

De 10 000 à 15 000

Nombre de rorquals à bosse dans le monde dans les années soixante

De 80 000 à 120 000

Nombre de rorquals à bosse dans le monde actuellement

28 000

Nombre de rorquals à bosse dans l’Atlantique Nord-Ouest

30 000

Nombre de rorquals à bosse dans le Pacifique Ouest

Source : NOAA