Jeff Bezos, fondateur d’Amazon et homme le plus riche du monde, s’apprête à effectuer, ce mardi, un court vol suborbital, neuf jours après son concurrent Richard Branson. Il s’agit du premier vol habité de son entreprise Blue Origin. Si ce projet ouvre la porte à une démocratisation du tourisme spatial, il représente un « saut de puce », selon l’astrophysicien Robert Lamontagne.

« Rappelons que Youri Gagarine est allé quatre fois plus loin et dix fois plus longtemps dans l’espace, il y a 60 ans », souligne au téléphone Robert Lamontagne, astrophysicien et coordonnateur du Centre de recherche en astrophysique du Québec. « À côté, le vol de Jeff Bezos est un saut de puce. »

Voilà qui remet les choses en perspective. À bord du vaisseau New Shepard, qui a déjà réussi 15 vols d’essai, Jeff Bezos et son équipe resteront 11 minutes en vol et atteindront 100 km d’altitude. « Les technologies utilisées sont assez conventionnelles, il s’agit d’une capsule au bout d’un missile », précise M. Lamontagne.

PHOTO FOURNIE PAR BLUE ORIGIN, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Atterrissage de la capsule New Shepard après un vol d’essai, en avril dernier

C’est aussi l’avis de Giovanni Beltrame, professeur titulaire à Polytechnique Montréal, qui estime que les vols orchestrés par Jeff Bezos et Richard Branson ont le divertissement comme premier objectif. « Il s’agit de vols suborbitaux qui ne permettent pas de mettre de la charge utile en orbite, mais plutôt d’amuser les passagers qui seront sans doute des riches », avise Giovanni Beltrame. La charge utile correspond au matériel nécessaire à la réalisation d’une mission, dans un véhicule spatial.

Abaisser les coûts

Selon l’Agence spatiale canadienne (ASC), ces vols sont de bon augure pour le secteur spatial. « Le début des missions habitées commerciales accroît les possibilités de vols tant pour les astronautes professionnels que pour ceux du secteur privé, puisqu’un plus grand nombre de vaisseaux spatiaux seront disponibles pour se rendre à l’espace, déclare Andrea Matte, chef des relations avec les médias de l’ASC. Plus le nombre de voyageurs augmentera, plus les vols spatiaux deviendront accessibles, comme cela a été le cas pour le transport aérien au cours des 100 dernières années. »

Professeur associé à Polytechnique Montréal, Richard Boudreault voit également les vols spatiaux commerciaux d’un bon œil. « Cela va permettre d’abaisser les coûts pour amener des objets et des gens dans l’espace, qui sont actuellement insoutenables », affirme-t-il.

Le tourisme spatial est une bonne façon de faire financer le développement de l’industrie par des personnes riches.

Richard Boudreault, professeur associé à Polytechnique Montréal

M. Boudreault est l’un des membres du jury ayant accordé l’Ansari X Prize, un prix d’une valeur de 10 millions de dollars, à Mojave Aerospace Ventures pour SpaceShipOne, le premier avion expérimental privé ayant volé dans l’espace à plus de 100 km d’altitude. Cette technologie a été accordée sous licence à Richard Branson pour créer Virgin Galactic, en 2004.

« Ces projets demandent beaucoup de volonté et de résilience de la part des trois entrepreneurs qui les ont lancés, ajoute Richard Boudreault. Ce ne sont pas juste trois types qui en ont fumé du bon. »

Voilà une vingtaine d’années, le coût pour envoyer un appareil dans l’espace était de 20 000 $ le kilo, selon Robert Lamontagne. Le développement des lanceurs et la miniaturisation des appareils ont permis de diviser ces coûts par 10. « Les projets comme celui de M. Bezos permettent de démocratiser l’accès à l’espace », confirme M. Lamontagne.

Favoriser la recherche ?

Cette baisse de coûts pourrait aussi favoriser la recherche scientifique. « Pas spécialement en astronomie, puisque les vols sont trop courts, mais pour des expériences en biologie, en chimie ou en développement de matériaux, ça peut être utile », estime Robert Lamontagne.

Le professeur Giovanni Beltrame imagine que ces vols pourraient servir à étudier la microgravité ou les couches supérieures de l’atmosphère. « Ces plateformes pourront aussi être utilisées pour d’autres progrès. Blue Origin, en théorie, va utiliser le savoir-faire développé pour bâtir un nouveau lanceur [New Glenn], mais il faut voir s’ils vont y arriver », ajoute-t-il.

Un autre avantage, selon Richard Boudreault, est d’aller chercher des ressources en terres rares non renouvelables pour alimenter les technologies vertes.

Cette exploitation minière spatiale est envisagée depuis des années sur la Lune, sur Mars, mais aussi sur des astéroïdes.

Guerre d’ego

Le 11 juillet, le PDG de Virgin et milliardaire Richard Branson a effectué le premier vol spatial touristique à bord de Galactic Origins, à l’âge de 71 ans.

PHOTO JOE SKIPPER, ARCHIVES REUTERS

Richard Branson, fondateur de Virgin, en conférence de presse après son vol spatial, le 11 juillet dernier

La société SpaceX, d’Elon Musk, a, quant à elle, envoyé quatre astronautes sur la station spatiale internationale, au mois d’avril. « SpaceX a un plan d’affaires beaucoup plus solide et ambitieux – celui de coloniser Mars – [que les deux autres] et a maturé la technologie de lancement orbitale », tranche Giovanni Beltrame.

« Ce sont des dynamiques d’ego, d’orgueil et de vanité, affirme Robert Lamontagne. C’est une élite qui va s’envoyer en l’air à très fort coût. »

Les trois magnats de l’espace se sont attirés des critiques liées aux impacts environnementaux. Un lancement de fusée est très polluant, selon le rapport d’évaluation environnementale du SpaceShip Two produit par Virgin Galactic. Chaque vol serait responsable de l’émission de 27,2 tonnes de CO2. « Dans une optique où le secteur spatial se développerait comme le tourisme aérien, ça pourrait devenir problématique, ajoute Robert Lamontagne. Ce loisir demeurera en effet réservé à une élite, ce qui pose aussi la question de son acceptabilité sociale. »

Définir les frontières de l’espace

« La définition de l’espace ne fait pas consensus. Dépendant des organismes à qui l’on s’adresse, c’est entre 100 km et 80 km, commente Robert Lamontagne. Beaucoup, surtout du côté militaire, tentent de faire accepter la barre des 80 km, car les règles et restrictions ne sont plus les mêmes dans l’espace. » Il est aussi plus facile d’atteindre une altitude plus basse puis de prétendre être dans l’espace, « ce qui est l’élément clé de la vente des billets », selon l’astrophysicien.

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Nombre d’années écoulées, jour pour jour, entre l’alunissage de Neil Armstrong et de Buzz Aldrin, et le vol suborbital de Jeff Bezos.